À l’heure où les procès en « wokisme » se multiplient, une approche résolument féministe de la littérature. Au sein du patrimoine littéraire français comme dans les fictions contemporaines, il est un motif dont le traitement ne cesse de surprendre : celui de la passion. Confondue – parfois à dessein – avec l’amour, elle est le masque sous lequel se dissimulent toutes sortes d’abus : des manipulations constitutives de la séduction aux situations d’emprise, des dynamiques de harcèlement aux crimes dits « passionnels ». Cet ouvrage montre comment l’identification des actes des protagonistes d’œuvres littéraires à l’expression d’une « passion » permet d’occulter la question du consentement, celle des rapports de domination et, plus largement, les violences physiques et psychologiques que subissent les femmes. Il souligne la dimension idéologique de l’approche esthétisante des œuvres qui, sous couvert de s’opposer à la « cancel culture », passe sous silence le bafouement de la dignité humaine mis en récit. De Don Juan à La Princesse de Clèves, des écrits de Choderlos de Laclos à ceux de Marguerite Duras et d’Annie Ernaux, les autrices de ce livre nous invitent à poser un regard lucide sur l’évolution des conceptions culturelles et littéraires dans la société française, ainsi qu’à interroger en profondeur les raisons pour lesquelles l’amour y demeure indissociable de la souffrance.
En 2018, les agrégatifs et leurs professeurs se sont écharpés autour de l’interprétation d’une ode d’André Chénier et de la question du viol. Est-ce hors-sujet et juvénile d’amener un regard social, voire moral, sur une œuvre patrimoniale choisie uniquement pour sa portée esthétique ? Les profs pensaient que oui.
Quand je suis arrivée à La Sorbonne deux ans plus tard, ils étaient encore si enragés par l’outrecuidance de leurs agrégatifs qu’ils avaient conçu tout un séminaire proposant d’explorer la question du viol en littérature. Je m’y étais inscrite - et j’ai beaucoup souri en voyant ma professeure vitupérer avec rancoeur sur «l’incapacité de saisir un geste artistique» et sur «le prosaïsme d’une lecture inquisitrice et fermée à la multiplicité des sens.» Le corpus qu’elle avait choisi était nauséabond et violent mais il était littéraire. Pour les professeurs à l’origine de ce séminaire, ce dernier adjectif ouvrait une voie royale vers un espace d’abstraction et d’ambiguïté - et nier cette voie, réfuter cette lecture en utilisant des mots aussi réels et froids que «féminicide», «viols» et «harcèlement», c’était refuser de jouer le jeu de la littérature.
Il y avait quelque chose de désespéré et de ridicule dans ce débat amer et frustré que ces professeurs continuaient à avoir avec des élèves partis depuis deux ans. Quelque chose de presque enfantin - arrêtez de ruiner notre jeu ! Lalalala j’entends pas !
Quand j’ai vu ce livre, j’ai tout de suite repensé à ce séminaire. Le point de vue contraire arrivait en mes mains. Non, l’espace littéraire n’est pas un espace neutre. Oui, la littérature patrimoniale désigne du mot «passion» des histoires sordides et pénalement répréhensibles. Oui, il est intéressant de désigner les faits représentés par leur nom.
Je suis d’accord avec tous ces postulats - et pourtant, j’ai ressenti une même résistance que celle que je ressentais face à la lecture-tunnel et uniquement stylistique que l’université cherchait à me faire adopter.
Certains textes se révèlent lorsqu’ils sont confrontés à cette grille de lecture inquisitrice. La Duchesse de Langeais, Le Rouge et le Noir, L’Amant sont autant de lectures qui gagnent à être observées sous le prisme du sordide.
Là où cette approche devient maladroite et gauche, c’est quand elle se penche sur des textes ambigus et riches de sens. Elle ponce alors les aspérités et laisse un effet «meuble IKEA» sur des arbres anciens et lézardés de fissures.
Non, Proust n’est pas homophobe et non, je ne pense pas que diagnostiquer tous les personnages de La Princesse de Clèves d’un trouble borderline soit pertinent. Oui, l’abus en littérature existe - mais parler de «morale» toutes les trois secondes est plus que ridicule quand on essaye de discuter des romans gothiques des sœurs Brontë.
La violence en littérature existe et elle doit être désignée par son nom - mais, en même temps, elle existe surtout sur un mode fantasmé, un mode onirique du déplacement de sens. Elle influe sur le réel mais elle n’est pas le réel.
Parler de ces fictions étranges et multiples comme on parle d’un banal fait divers, ça me fait bof rêver.
La littérature, et plus largement l’art, nous a mis en tête qu’on devait vivre un amour passionnel et dévorant pour qu’il puisse être considéré comme véritable. Et c’est dur de ne pas s’y conformer, on voit l’amour non passionnel comme ennuyeux, qui ne mérite même pas d’être vécu. Et pour autant, est-ce que ce n’est pas hyper dangereux et nocif de trop rechercher la passion au sein de nos relations amoureuses ? C’est un sujet très bien amené par les autrices de cet essai qui décortiquent certains des classiques de la littérature française considérés comme les plus romantiques ou sulfureux. La passion c’est littéralement la souffrance, et elles le démontrent par l’analyse de tous les personnages (toujours masculins) qui en abusent et en font souffrir d’autres personnages (quasi exclusivement féminins) qui finissent par en mourir, sombrer dans la folie, se déshonorer ou rester malheureuses toute leur vie.
La jeune fille adopte des conduites à risque pour anesthésier sa mémoire traumatique et se sentir mieux l’espace d’un instant. En se mettant en danger, elle provoque en elle une dissociation émotionnelle : elle se met à distance des émotions et du stress intense alors ressentis. La dépersonnalisation (le sentiment d’être l’observateur de sa vie) est une manifestation souvent observée des troubles dissociatifs. La jeune fille semble ainsi souvent regarder ce qui lui arrive : « Soudain, je me vois comme une autre, comme une autre serait vue, au-dehors. » C’est peut-être une des raisons pour lesquelles la narration de L’Amant crée un effet de dépersonnalisation en passant constamment du « je » au « elle », comme si la narratrice voulait mettre à distance sa propre expérience.
Lu seulement en partie, je finirai de le lire quand j'aurai lu les livres dont il parle. Pour l'instant j'ai lu : l'introduction sur les Hauts de Hurlevent, les chapitres sur Don Juan, La Princesse de Clèves, Manon Lescaut et Les Liaisons Dangereuses (plus largement sur le sexe), ainsi que la conclusion.
Mon avis pour l'instant serait que la démarche de relire les classiques avec des prismes féministes est intéressante (voire nécessaire), mais que l'exécution reste ici assez inégale. J'ai beaucoup aimé l'analyse des Hauts de Hurlevent autour de la notion de livre-écran, qui explique comment ce livre peut-être perçu comme un roman d'amour alors que c'est surtout une histoire de violence. La notion de personnages évités pour décrire le statut des personnages féminins dans les histoires de séduction était aussi fructueuse, et j'ai aimé l'invitation à relire Dom Juan pour singulariser la trajectoire d'Elvire. Quant à la potentielle accusation d'anachronisme, il me semble que Barthes avec la querelle autour du Sur Racine avait fait accepter que des lectures pouvaient être actualisantes puisqu'elles parlent du lecteur autant que du livre ; comme quoi, ce genre d'accusations ne sont utilisées qu'à un but de silencier certaines voix (et certaines voies) politiques, sinon on arrêterait avec la psychanalyse à tout bout de champ dans les études littéraires. L'analyse du problème posé par la scène de sexe envisagée comme "scène de conversion romantique" était aussi importante, en particulier parce que ce trope me paraît particulièrement persistant dans nos fictions (cf. Bridgerton), alors qu'il est dangereux, et l'analyse du sexe en comparaison avec la notion de jeu était assez intéressante aussi : il me semble que dans ce chapitre l'enjeu est moins d'éclairer la littérature par des enjeux sociétaux que de faire l'inverse, mais c'est tout à fait riche comme approche à mes yeux. Le travail sur la polysémie du verbe "jouer" permet réellement d'envisager et de comprendre une pluralité des formes de l'abus.
D'autres chapitres en revanche m'ont parus moins pertinents : celui sur La Princesse de Clèves qui utilise d'outils médico-légaux pour parler du roman ne m'a pas paru apporter grand chose au schmilblick. Je ne suis pas sûr que mettre le terme de pervers narcissique sur Nemours ou Mme de Chartres enrichisse réellement la vision du roman, c'est pour moi trop le tirer dans le réel. La notion de harcèlement déjà me paraissait plus pertinente à explorer, mais je n'ai pas été convaincue par la manière dont ça a été fait. Le chapitre sur Manon Lescaut avait le mérite de mettre en perspective l'histoire en prenant le point de vue de Manon, mais ne faisait pas davantage, ce que j'attendais.
3.5/5. L'introduction de l'ouvrage est vraiment utile et ouvre des perspectives intéressantes, la suite du livre est un peu plus décevante. J'ai trouvé que le commentaire / interprétation tombe trop souvent dans la paraphrase (ennuyeuse). Certes, paraphraser fait partie des techniques que les autrices nous invitent à mettre en place pour déceler l'abus derrière la passion, mais je ne suis pas sûre que cela fonctionne au niveau d'une oeuvre entière. D'un point de vue strictement littéraire (des études littéraires), proposer des "cas cliniques" de personnages et promouvoir l'empathie/identification avec des personnages fictifs pour sortir de biais cognitifs me semble un peu hasardeux comme méthode d'actualisation des textes, car cela dépend de la culture littéraire et de la sensibilité de chacun·e. Dans tous les cas, c'est un projet bienvenu.
C'est passionnant de relire des œuvres littéraires avec un regard neuf. Cet essai est facile à lire et très intéressant. J'ai aimé changer de regard sur ces textes étudiés et cela m'a donné envie d'en relire certains sous un autre angle. Je suis du coup en train d'écouter la Princesse de Clèves et de relire la duchesse de Langeais. Il n'est pas nécessaire de les avoir lu pour comprendre le propos. L'idée est de déconstruire le discours littéraire autour de certains romans qui présente ces œuvres comme des histoires d'amour alors que les comportements des protagonistes sont problématique et peuvent être abordés autrement.