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112 pages, Paperback
First published October 5, 2023

Ainsi depuis quelques jours me revenaient, par bribes, les images d'une période très lointaine de ma vie. Jusque-là, elles étaient recouvertes par une couche de glace. J'avais quand même par instants le vague pressentiment que cela ne durerait pas. Il était fatal qu'un jour ou l'autre la glace fonde et que ces images réapparaissent comme remontent les noyés à la surface de la Seine. Et pourquoi cela se faisait-il aujourd'hui dans une ville qui avait à ce point changé qu'elle ne m'évoquait plus aucun souvenir? Une ville étrangère. Elle ressemblait à un grand parc d'attractions ou à l'espace «duty-free» d'un aéroport. Beaucoup de monde dans les rues, comme je n'en avais jamais vu auparavant. Les passants marchaient par groupes d'une dizaine de personnes, traînant des valises à roulettes et la plupart portant des sacs à dos. D'où venaient ces centaines de milliers de touristes dont on se demandait s'ils n'étaient pas les seuls, désormais, à peupler les rues de Paris?
S’il fallait identifier l’une des sources de l’esthétique singulière de Modiano, on pourrait dire qu’elle provient des romans et nouvelles d’un auteur un peu oublié désormais, Emmanuel Bove (1898-1945), décrivant des déambulations oniriques dans Paris, des personnages au statut social incertain et à la biographie lacunaire. Modiano prolonge un tour de force que Bove avait inauguré dans notre tradition littéraire: tandis que le français est une langue classique, aux contours nets, une langue cartésienne, qui découpe le monde avec clarté sans jamais agglutiner sujets et objets, Modiano à la suite de Bove parvient détourner ce moyen d’expression de sa vocation initiale pour produire des descriptions floues. Il excelle à fausser une langue qu’on pourrait qualifier de rationaliste, par opposition à l’anglais par exemple, plus concret, ou à l’italien, à la fois plus libre et plus rhétorique.
“Des gouttes tombaient à terre, jamais l’une sur l’autre.” (Mes amis)
"Avec de nombreux coups d'ailes, un oiseau traversait lentement l'espace."
"La lune avait disparu. Et, sans elle, comme sans chef, les étoiles semblaient en désordre."
"Henri Duchemin ouvrit la fenêtre. Une maison que l'on pouvait toucher se perdait dans la nuit." (Henri Duchemin et ses ombres)
“Les chaises eurent une ombre, lourde à cause des vêtements qu’elles portaient.” (Armand)
Beaucoup moins de monde sur le boulevard, mais encore quelques bataillons de touristes, étranges touristes dont on ne savait pas d'où ils venaient, ni quelles étaient leurs langues si on les écoutait parler. Ils traînaient toujours derrière eux leurs valises à roulettes et portaient les mêmes casquettes à visière, les mêmes shorts et les mêmes tee-shirts. Et les mêmes sacs à dos. Vers quoi marchaient-ils? Vers un corps d'armée qui stationnait en un point précis de Paris?
Et, soudain, ce 8 janvier 2023, il me sembla que cela n'avait plus aucune importance. Ni la danseuse ni Pierre n'appartenaient au passé mais à un présent éternel.
Je croyais que leur souvenir me venait comme la lumière vous vient d'une étoile morte il y a mille ans, selon les mots d'un poète.
La steaua
La steaua care-a răsărit
E-o cale-atât de lungă,
Că mii de ani i-au trebuit
Luminii să ne-ajungă.
Poate de mult s-a stins în drum
În depărtări albastre,
Iar raza ei abia acum
Luci vederii noastre,
Icoana stelei ce-a murit
Încet pe cer se suie:
Era pe când nu s-a zărit,
Azi o vedem, și nu e.
Tot astfel când al nostru dor
Pieri în noapte-adâncă,
Lumina stinsului amor
Ne urmărește încă.
En français:
À l'étoile qu'on aperçoit
Il y a un si long chemin
Que la lumière traversa
Par les millénaires sans fin.
Peut-être est-elle éteinte dans
L'immensité des lointains bleus
Mais c'est à peine maintenant
Qu'elle reluit dans nos yeux.
Les traits de l'astre mort là-bas
Montent au ciel lentement;
Elle était sans qu'elle fût là,
Quand on la voit elle est néant.
Ainsi quand notre amour divin
Périt dans la profonde nuit,
L'éclat de notre feu éteint
Persiste encore, nous poursuit.
“Je croyais que leur souvenir me venait comme la lumière vous vient d'une étoile morte il y a mille ans, selon les mots d'un poète. Mais non. Il n'y avait pas de passé, ni d'étoile morte, ni d'années-lumière qui vous séparent à jamais les uns des autres, mais ce présent éternel.”