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248 pages, Paperback
First published January 1, 1908
'Le monde était en pleine révolution autour de lui ; il le regardait bouger, mais il était impuissant à se mêler au mouvement. Bien qu'alignés dans un même plan, le « monde réel » et celui dans lequel il vivait ne parvenaient pas à se rejoindre. Le premier poursuivait sa course folle sans se préoccuper de lui, et l'impression qu'il retirait de cet abandon au bord du chemin l'angoissait plus particulièrement.'
'Trois mondes distincts avaient fini par prendre forme dans l'esprit du jeune homme. Le premier était un monde lointain qui fleurait bon le parfum de ces « temps anciens du début de l'ère Meiji », comme disait Yojirō. Tout y était serein et comme engourdi de sommeil, mais c'était un lieu ouvert, dans lequel il pourrait retourner quand bon lui semblerait. Sanshirō, cependant, ne pensait se résoudre à cette solution que contraint et forcé. Ce monde-là était en effet pour lui comme une sorte de grenier où il avait relégué tout ce qui appartenait au passé. Un remords soudain l'envahit à la pensée qu'il y avait enfermé jusqu'au souvenir de sa mère, et que le seul moment où il consentît à s'y aventurer de nouveau était celui où il recevait une lettre d'elle.
Dans le deuxième de ses mondes, se dressait un bâtiment aux murs de brique qu'avait envahis la mousse. À l'intérieur, il y avait une salle de lecture si vaste que l'on ne pouvait distinguer clairement le visage des gens qui se trouvaient assis au fond. Des livres y étaient entassés en piles si hautes qu'on ne pouvait les atteindre sans l'aide d'une échelle : livres noircis par le contact des mains et la crasse des doigts, et dont les titres luisaient dans l'ombre en caractères d'or. Reliures en maroquin ou en vachette et vélins vieux de deux siècles étaient recouverts d'une épaisse couche de poussière à laquelle une lente accumulation, patiemment poursuivie au fil de vingt ou trente ans, au milieu d'un silence plus impressionnant encore que celui de la fuite du temps, avait conféré un caractère sacré.
Fait notable, la plupart des hommes qui hantaient ces lieux portaient une barbe de plusieurs jours. Les uns marchaient les yeux levés au ciel, d'autres avaient la tête baissée, mais tous sans exception étaient pauvrement accoutrés, et semblaient mener une existence misérable. Ils n'en avaient pas moins l'air serein, et malgré le va-et-vient incessant des tramways, ils ne semblaient pas hésiter à respirer à pleins poumons l'air de tranquillité qui régnait autour d'eux. Si ces gens-là souffraient de ne rien savoir des choses de ce bas-monde, ils avaient la chance d'ignorer le malheur qui est le lot commun des mortels. Hirota et Nonomiya vivaient dans ce monde-là. Quant à Sanshirō, il y occupait une place qui lui permettait d'embrasser du regard tout ce qui l'entourait. Il était libre de partir si tel était son désir, mais il aurait trouvé dommage de le faire au moment même où il commençait à s'y mouvoir à son aise.
Le troisième des mondes de Sanshirō avait l'exubérance et l'éclat du printemps. On y trouvait pêle-mêle les lumières électriques et des cuillers d'argent, des rires et des cris de joie, des coupes de champagne débordantes de mousse et, pour couronner le tout, de très jolies femmes. Sanshirō avait adressé une seule fois la parole à l'une d'entre elles; il en avait rencontré une autre à deux reprises. De ses trois mondes, c'était ce dernier qu'il sentait le plus proche de lui, proche à le toucher, mais en même temps aussi inaccessible que l'éclair qui traverse le ciel. Il l'observait de loin, et il avait l'impression étrange que jamais celui-ci ne pourrait atteindre à sa perfection, s'il demeurait lui-même à l'extérieur. Il lui semblait posséder toutes les qualités requises pour être admis en son sein et pourtant, loin de s'ouvrir à lui pour combler le vide que créait son absence, ce troisième monde continuait à se dérober à lui et à lui interdire tout accès.'