Je fais partie des rares privilégiés qui ont eu la chance de tenir entre leurs mains Les Héritiers des Chimères avant sa sortie officielle, lors du Salon du Livre de Mons. Un hasard heureux, une coïncidence qui n’en était peut-être pas une. Ce jour-là, j’ai non seulement rencontré Priscilla Grano, mais également l’éditrice passionnée des Éditions Rivka, dont les yeux pétillaient à l’idée de me voir plonger dans l’univers de son autrice. Il y a des rencontres qui éveillent la curiosité, et d’autres qui invitent à la découverte. Celle-ci appartenait aux deux.
Je dois l’avouer. Les premières pages m’ont dérouté. Non par manque d’intérêt, mais parce que le contraste entre l’époque et le vocabulaire moderne m’a d’abord semblé troubler la cohérence du récit. Nous sommes censés évoluer au XIVᵉ siècle, au cœur d’un empire d’inspiration orientale, et pourtant, certaines expressions sonnent d’une familiarité contemporaine. Ce décalage, que j’ai d’abord perçu comme une légère dissonance, s’est révélé ensuite être un choix d’écriture pleinement assumé, celui d’une autrice qui préfère rendre son texte vivant plutôt que figé dans le formalisme de l’Histoire.
Car très vite, l’immersion opère. Les mots de Priscilla Grano se déploient avec une aisance rare, mêlant la musicalité d’un conte ancestral à la spontanéité d’un récit moderne. Sa plume est limpide, mais jamais simpliste ; elle sait effleurer les émotions sans les asséner, suggérer plutôt que décrire, émouvoir sans appuyer. On y sent le souffle d’une écriture jeune, mais déjà habitée, presque spirituelle par moments. L’autrice possède cette délicatesse propre aux grands conteurs, celle de ne pas en dire trop, de laisser l’imaginaire du lecteur compléter ce que la phrase, pudique, préfère taire.
Quant à l’univers qu’elle déploie, il fascine. Sous ses allures de fresque impériale se cache une réflexion subtile sur la transmission, le pouvoir et la foi. Les chimères, divinités protectrices et mystérieuses, incarnent tout ce que l’humain ne parvient pas à comprendre de lui-même. Elles ne sont pas des créatures spectaculaires ; elles sont des présences, des symboles, des fragments de sacré qui veillent sur les âmes égarées. Ici, la magie ne s’impose pas ; elle s’insinue. Les dons ne servent pas à impressionner, mais à révéler la nature profonde de ceux qui les portent. Cette retenue, cette manière de suggérer plutôt que de démontrer, confère au roman une profondeur rare.
Priscilla Grano a compris que la véritable force d’un pouvoir réside dans sa discrétion. Les chimères n’éclipsent jamais les personnages ; elles les accompagnent, les observent, les mettent face à leurs choix. Le fantastique n’est pas ici un artifice, mais une respiration, un écho aux tourments intérieurs de l’humain. Et c’est sans doute ce qui rend ce roman si singulier : sous les habits de la fantasy, il dissimule une méditation sur la liberté, la foi et la filiation.
Je ne suis pas tout à fait honnête avec vous. Ce que j’ai d’abord qualifié de « point négatif » n’était qu’une ruse, une manière maladroite de cacher mon enthousiasme. En vérité, Les Héritiers des Chimères m’a captivé, presque possédé. J’aurais voulu qu’il ne s’arrête jamais, prolonger encore et encore cette lecture qui, au fil des chapitres, s’est transformée en expérience. Priscilla Grano ne se contente pas de raconter une histoire : elle la fait vivre, elle la murmure à l’oreille du lecteur comme une promesse, celle d’un monde où les chimères sommeillent encore, prêtes à se réveiller au détour d’une page.