A l'heure où l'on célèbre le centenaire de Simone de Beauvoir, Geneviève Fraisse évoque le parcours de celle qui se voyait en "correspondante de guerre" au cœur de l'histoire philosophique, politique et littéraire. Comment Simone de Beauvoir, qui use si souvent du mot de "privilège", place-t-elle son désir de connaître et de se connaître au cœur du privilège de la pensée que le XXe siècle lui a accordé ? Formidable espace que celui de la femme savante, pensante, tout éblouie par ces lumières intellectuelles offertes, enfin sans limites, au sexe féminin. Pourquoi se pose-t-elle alors la question du deuxième sexe, de l'autre sexe ? Pourquoi, surtout, introduit-elle l'idée d'un "devenir" de la femme, d'une histoire peut-être, qui produirait enfin un écart après tant de siècles répétitifs ? Commémorer une grande figure, telle Simone de Beauvoir, n'est pas une affaire d'héritage ou de transmission dans le cadre d'une histoire des femmes, encore fragile, trop peu légitime. Il s'agit, plus sûrement, de découvrir la possibilité d'une appropriation ; il ne faut pas recevoir, mais prendre.
J'aime toujours immensément lire les essais de Geneviève Fraisse qui apporte toujours un angle de réflexion historique toujours très intéressant surtout lorsqu'elle s'attarde à une notion (par exemple Du consentement: essai ou, ici le privilège). J'ai beau ne pas être d'accord avec certaines opinions politiques de l'autrice, ou certaine des réflexions de ses prémisses ou idées, son argumentation est toujours impeccable, recherchée, éclairante et apporte définitivement de nombreuses pierres aux réflexions politiques féministes et à ma propre pensée.
Cet essai contribue donc encore à décortiquer un terme, le privilège, à travers les écrits de Beauvoir, mais surtout Le deuxième sexe I et un peu Faut-il brûler Sade ? qui s'intitulait, lors de sa première édition, "Privilèges". Sans vouloir voler les "punchs" théoriques de l'autrice, Fraisse fini par expliciter plusieurs sens du ou des privilèges chez Beauvoir: D'abord de sens premier au terme historique (le Privilège était cette possibilité d'être publié par exemple) pour se muter en "pour dire le droit et le pouvoir, la capacité et la puissance". On migre de plus en plus vers une position particulière, mitoyenne, celle de "correspondante de guerre" qui au sein d'un conflit, plutôt que d'y participer, analyse de manière plus "objective" la chose: c'est l'impression que Beauvoir a d'elle-même en écrivant le Deuxième Sexe, de n'être ni l'un, ni l'autre, de sa position particulière. Le privilège serait aussi une impasse, une position de contradiction, résultant de la tension que la position de privilégiée amène (c'est là qu'on analyse le plus les essais dans Faut-il brûler Sade?).
Fraisse ne s'attarde toutefois pas qu'à la notion de privilège avec toutes ses occurrences chez Beauvoir, elle regarde comment elle se rattache à d'autres notions, ou encore les entraîne. On découvre alors la notion de fraternité (pas celle des hommes et d'un patriarcat différent, mais celle sensée être universelle) qui devrait amener la complicité entre tou·tes selon Beauvoir. Nous découvrons aussi les opinions sur l'historicité des "querelles" et de la "condition féminines" selon Beauvoir et ses présupposés sur l'histoire des femmes. Fraisse a d'excellentes critiques, et au sein de l'essai, et dans ses "trois lectures" dans la deuxième partie des écueils de la pensée de Beauvoir à cet égard avec d'excellentes remises en contexte historique ; c'est là que l'autrice est probablement à son plus fort dans la critique de Beauvoir dans cet essai. Bref, on aborde une tonne de sujet.
Il faudra éventuellement que je relise l'essai en prenant des notes pour vraiment saisir toutes les subtilités et définition du privilège que Fraisse ressort de ses lectures de Beauvoir. Il y a une petite conclusion/postface à la fin de l'essai, pas présente dans la première édition, qui explique aussi ce que le privilège n'est pas dans son analyse historique, notamment un peu tout ce qu'on peut voir dans certains milieux de gauche aujourd'hui et la liste des privilèges (ce n'est pas du tout comme cela qu'elle l'explique, mais c'est certainement comme ça que je l'interprète), Beauvoir ne parle pas du tout de ça.
J'ai eu cependant des difficultés à certains endroits à distinguer ce qui relevait de la pensée de l'autrice de l'essai de la pensée de Beauvoir. Je pense à deux moments forts en particulier, et ce sont aussi deux moments où je suit en parfait désaccord avec Beauvoir/Fraisse: le premier est lorsqu'elle parle de l'éducation qui est censé égaliser tout le monde et semble trouver cette institution comme presque parfaite et la réussite ultime du système républicain. Ce n'est pas du tout mon opinion à l'égard du système éducatif français qui reproduit absolument les inégalités qui subsistent dans la société, en font foi les nombreuses statistiques sur les taux de réussite des écoles dépendamment des régions/quartier et la constitution de sa population (en terme de richesse, d'ethnie, d'éducation, etc.). Même s'il s'agissait là de l'opinion de Beauvoir, Fraisse se montre très peu critique de cette institution et de ses ratés, surtout après '68. L'autre argument qui j'ai du mal à comprendre qui parle et pour lequel je suis en désaccord, survient à deux moments, il s'agirait de dire que nous ne sommes plus dans un patriarcat (qui serait le mode de fonctionnement de l'Ancien Régime), ni dans cette fraternité (humaniste, pas fraternelle dans le sens d'hommes entre eux), mais que nous serions dans un régime égalitaire grâce aux lois sur la parité française. Ce serait beaucoup trop long d'expliquer en quoi à mon avis c'est faux, et ça dépasserait le cadre de la critique de livre, mais je ne peux m'empêcher de penser à comment Millett le définit dans Sexual Politics comme (et je copie-colle ma propre interprétation de Millett et d'Eaubonne): "Le patriarcat dépeint le système dans lequel le père (synecdoque de l’homme) possède une autorité construite sur l’appartenance à un sexe plutôt qu’à un autre. Il ne caractérise pas des relations interpersonnelles ou un groupe d’individus, mais bien une structure favorisant le pouvoir du mâle qui s’étend de la famille à la société.
Les rôles masculins et féminins associés au patriarcat seront joués de manière stéréotypés sans être poussés à l’extrême comme pour le terme de phallocratie. Généralement, les hommes auront autorité sur leurs partenaires, leurs enfants, mais seront aussi les possesseurs des biens familiaux. L’héritage, autant matériel que traditionnel, se transmettra de père en fils.
Il n’y a pas de place pour des rôles féminins forts dans la société patriarcale puisque les femmes ne peuvent avoir d’autres positions que celles de subordination et de dépendance économique. Le travail des femmes devient alors sous-payé, non-payé ou encore ignoré (l’exemple des tâches domestiques)." Nous ne sommes pas sorti du patriarcat, peut-être sommes-nous sorti d'un système patriarcal, mais nous ne sommes pas du tout dans une société tellement égalitaire. Les critiques du manque de nuances de la théorie féministe concernant l'entre-deux patriarcat et société égalitaire sont aussi infondées, de nombreuses critiques proposent des états intermédiaires ou d'autres modes de critiques et de termes intermédiaires entre le patriarcat totalitaire et la société égalitaire: cela va de parler de capitalisme à employer des termes comme viriarcat, système de genre, rapport sociaux de sexe, etc. Ce ne sont pas les mots qui manquent ni les penseuses. Bref, c'est là justement que je ne me retrouve en désaccord avec Fraisse, mais cela n'affaibli pas du tout son essai ni sa critique et analyse historique de Beauvoir et de la notion de privilège.
Bref, je compte bien relire l'essai éventuellement avec de quoi noter pour mieux cerner les définitions et articulations qu'une simple lecture "de divertissement" dans l'autobus. C'est une très intéressante analyse, qui voit autant comme Beauvoir l'emploi, que comment on peut l'employer pour Beauvoir, qu'elles sont les divers usages qu'on peut en faire, mais aussi ce qu'on peut critiquer de son emploi et les limites que le concept pose dans la pensée de Beauvoir. Sa critique de la vision un peu courte de l'histoire du féminisme de Beauvoir vaut aussi le détour ainsi que son analyse du "nous, les féministes" plutôt que du "nous, les femmes" qui émergerait avec Beauvoir est aussi certainement très très intéressantes et me lance sur plein de nouvelles réflexions.
À lire donc si on s'intéresse à Beauvoir, à la notion de privilège ou encore à l'historicité des mouvements des femmes.