Le sentiment de « malaise dans la civilisation » n’est pas nouveau, mais il a retrouvé aujourd’hui en Europe une intensité sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. La saturation de l’espace public par des discours économiques et identitaires est le symptôme d’une crise dont les causes profondes sont institutionnelles. La Loi, la démocratie, l’État, et tous les cadres juridiques auxquels nous continuons de nous référer, sont bousculés par la résurgence du vieux rêve occidental d’une harmonie fondée sur le calcul. Réactivé d’abord par le taylorisme et la planification soviétique, ce projet scientiste prend aujourd’hui la forme d’une gouvernance par les nombres, qui se déploie sous l’égide de la « globalisation ». La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes inhérentes à son bon fonctionnement. Prospère sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes. Porté par la révolution numérique, ce nouvel imaginaire institutionnel est celui d’une société où la loi cède la place au programme et la réglementation à la régulation. Mais dès lors que leur sécurité n’est pas garantie par une loi s’appliquant également à tous, les hommes n’ont plus d’autre issue que de faire allégeance à plus fort qu’eux. Radicalisant l’aspiration à un pouvoir impersonnel, qui caractérisait déjà l’affirmation du règne de la loi, la gouvernance par les nombres donne ainsi paradoxalement le jour à un monde dominé par les liens d’allégeance.
Alain Supiot is one the few French thinkers able to use his discipline as a launching pad to get further. His critic of our current society is not only brilliant. It’s operative and acts as a game changer for the reader. You wont see things the same way after reading him.
Le livre d'Alain Supiot m'a replongé une dizaine d'années en arrière lorsque jeune étudiant en droit je pestais contre une discipline aux concepts fascinants mais parfois si mal employés. Les thèses défendues dans cet ouvrage sont brillantes, fascinantes, absolument essentielles, mais pour certaines construites un peu rapidement. Mon principal reproche à Alain Supiot est d'oublier les pratiques et de se cantonner à une analyse juridique qui reste très formelle.
La thèse centrale : nous serions passés d'un gouvernement par la loi à une gouvernance par les nombres. Notre organisation politique a longtemps été soutendue par l'idéal machinique de l'horloge au sein duquel la loi occupait une place centrale. La loi était ce qui permettait de régler le gouvernement des hommes. Cet idéal est aujourd'hui supplanté par celui de la cybernétique qui préfère à la loi le programme. Ainsi le gouvernement se transforme en gouvernance : c'est-à-dire qu'il se contente de gérer des choix déjà pris pour atteindre des objectifs chiffrés.
Cette thèse initiale se décline ensuite au fil du livre en des chapitres qui peuvent se lire séparemment et qui n'ont pas tous le même intérêt. Certains passages sont particulièrement stimulant comme sur le lien qu'il établit entre le communisme réel et l'ultralibéralisme. Son analyse des Law and Economices est intéressante mais on aurait aimé que cela soit plus poussé.
Son analyse du droit du travail est à signaler. D'une part Alain Supiot dresse une histoire éclairante de la constitution de ce champs du droit à partir de la première guerre mondiale. Et d'autre part il met en perspective comment les évolutions récentes tendent à déconstruire la notion même de contrat pour lui substituer une inféodation du salarié aux "nécessités de la vie économique".
"Le propre du travail salarié a toujours été d'opérer une certaine réification de la personne qui est à la fois sujet et objet du contrat de travail."