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166 pages, Kindle Edition
First published December 19, 2017
Au nom de la sagesse, nous ne faisons en général que nous torturer et devenir de plus en plus inauthentique. Ne réussissant évidemment pas à être lisse et calme, détaché et impassible, nous faisons semblant.
Ne fuyez pas au sommet d'une montagne ni au fond d'une grotte pour réfléchir: restez là et cessez de raisonner.
Qu'allais-je pouvoir communiquer quand j'expliquais d'emblée que la méditation n'est pas productive, qu'elle ne rend pas plus efficace, qu'elle n'assagit pas et que fondamentalement, au sens ordinaire, elle ne sert à rien? Et que c'est justement parce qu'elle nous délivre de l'asservissement de cette dictature de l'utilité et de la rentabilité propre à notre temps qu'elle est une chance.
Arrêtez de méditer si vous le faites pour apprendre à lâcher prise, selon cette autre injonction à la mode: vous n'y parviendrez pas. Méditer, ce n'est pas se calmer, c'est entrer en rapport à votre propre vie.
L'enthousiasme, je le reconnais, c'est aussi les débordements. Et c'est formidable! C'est le Bouddha qui se fiche des conventions, s'enfuit du confort de son palais pour rejoindre un groupe d'ascètes, quitte ce groupe après lui avoir dit ses quatre vérités pui ébranle tout l'ordonnancement social de son temps en refusant le système des castes et les privilèges des brahmanes.
«Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux (on dirait aujourd'hui des angoissés, nda)», écrit Marcel Proust.
Dans ses journaux, Wittgenstein exprime son ras-le-bot de la sagesse telle qu'elle est entendue en Occident, de l'hypocrisie universitaire, de la froideur des débats intellectuels, déconnectés du bouillonnement et de la chaleur de la réalité.
En un sens profond, personne ne peut donner de conseil à personne. Chaque être est différent. Chaque situation est unique. Et la nécessité de penser par soi-même nous incombe à tous.
Nous ne savons plus prendre de la hauteur et voir plus grand que le cadre dans lequel nous sommes enfermés, dans lequel nous nous enfermons.
Nous confondons formation et formatage.
Pourtant, nous sentons bien qu'obéir sans discuter, sans comprendre pourquoi, voire sans être d'accord, nous étouffe, nous éteint, empêche l'intelligence que nous portons en nous d'éclore.
À vingt et un an, j'ai sauté le pas. J'avais entamé des études de philosophie, et ma déception était à la hauteur de l'enthousiasme qui m'avait poussé dans cette voie.
Pourtant, je sais d'expérience que lorsque je me contente de constater que je suis crispé et que je m'autorise sincèrement à le rester, quand je me fous la paix avec ma crispation, je finis, curieusement, le plus souvent, par me détendre très vite.
La méditation telle que je l'entends n'est pas une technique, elle n'est pas un exercice, elle n'a rien de mystérieux: elle est un art de vivre. L'art de se foutre la paix.
«Vivre est si renversant que cela laisse peu de place aux autres occupations», écrit Emily Dickinson, une poétesse qui m'est chère.
Cessons de vouloir aimer et nous forcer à dire un «je t'aime» artificiel ou conditionnel ou convenu à tout bout de champ. Soyons bienveillants. C'est ainsi que commence l'amour. Quand on se sent autorisé à être vraiment soi-même. Quand on découvre que l'on est davantage soi-même auprès de l'autre. Quand on veut l'autre comme il est.
Ce travail n'est pas de l'ordre de la compréhension: peu importe pourquoi je m'en veux, pourquoi je suis colérique; je constate que je le suis. Je ne cherche pas à analyser, j'apprends à dire bonjour à la réalité. Je ne cherche pas non plus à m'évaluer: cela signifierait me situer sur une échelle, me comparer à une norme qui n'existe pas. Je considère tout simplement avec douceur et bienveillance ce que j'éprouve, comme je l'éprouve.
S'émerveiller n'est pas refuser de se confronter aux difficultés du quotidien - en en laisser la charge aux autres. S'émerveiller, c'est ne pas se laisser dévorer par ces difficultés, c'est aussi les affronter, mais admettre que celles-ci ne constituent qu'une part de la réalité. À nous de chercher où est l'autre part, de reconnaître dans un premier temps que tout ne va pas mal, et que nous avons juste des emmerdes qui ne réussiront pas à corrompre la totalité de notre existence.
Je me rends compte qu'il s'agit en fait du même discours: se foutre la paix n'est autre que s'autoriser à toucher cet émerveillement, à trouver l'esprit d'enfance que nous avons enfoui sous nos paroles d'expert. Un tel bonheur ne dépend pas des circonstances et c'est une profonde délivrance...
J'ignore s'il faut méditer tous les jours ou deux fois par semaine. Je sais seulement que la méditation est perdue d'avance si on l'installe dans notre vie comme une nouvelle consigne. Peu importe si vous n'arrivez pas à méditer certains jours. Si parfois, en vous asseyant, il vous arrive de vous lever aussitôt.
S'aguerrir, c'est trouver une certaine forme de solidité pour continuer à prendre des risques, aimer, s'émerveiller, espérer. S'endurcir, c'est mettre des couches de béton sur son coeur et se refermer jusqu'à manquer la vie.
Je reconnais qu'en sortant du troupeau, on fait l'épreuve d'une certaine forme de solitude. Mais d'une solitude salutaire qui n'est pas l'isolement: elle est, au contraire, plénitude.
Je ne rejette pas la société; je refuse la manière dont, en nous comparant les uns aux autres, nous sommes sommés d'être tous identiques, uniformisés. Je m'accorde le droit de porter des vêtements colorés s'ils me font du bien au moral, de taper du pied dans la fourmilière quand les codes de la bienséance voudraient que je mettent des gants avant d'approcher les fourmis... D'être singulier, parce que nous sommes tous singuliers, et d'accepter que ma singularité ne soit pas une entité immuable, mais qu'elle évolue tous les jours en fonction des rencontres, des lectures, des expériences de la vie.
Si nous n'apprenons pas à échouer, nous échouerons à apprendre.
Ce n'est pas une révolution ni une innovation, mais un retour aux sources. Car en sanskrit et dans la plupart des langues asiatiques, la pratique de base de la méditation se dit bhavana que l'on pourrait traduire par «être d'une certaine manière» - comme la nature qui est, sans raison et sans pourquoi. Méditer y est compris comme un déploiement, laisser venir en pleine présence ce qui est.
Pour toutes ces raisons, je crois que méditer, mais aussi s'arrêter, regarder une oeuvre d'art, se promener dans la montagne sont une façon d'être enfin actif - de faire quelque chose de décisif qui nous transforme - dans un monde qui est, lui, malgré son agitation frénétique, beaucoup trop passif et nous engage beaucoup trop à la passivité.
Selon notre compréhension du mot «agir», le businessman est en pleine action, le Petit Prince est un paresseux. Le cadre qui court de réunions inutiles en rendez-vous phagocytants se targue d'être très actif. Un artiste l'est aussi... à condition que ses toiles rapportent des devises sur le marché de l'art. Faute de quoi, de l'avis unanime, il sera dit qu'il ne «fait rien de sa vie».
Écouter ce que nous sommes, ce qui nous appelle, je ne le dirai jamais assez, n'implique pas se livrer à une introspection. S'écouter est, à l'image de la méditation, désespérant de simplicité. C'est une démarche qui ne consiste pas à se tourner vers le gouffre de son moi profond, mais à observer, dans une bienveillante neutralité, ce qui nous arrive, nous touche, nous parle. C'est redevenir curieux. C'est apprendre à sortir de soi, à rencontrer le ciel et la terre...
Le Bouddha a certes bâti son enseignement autour de la découverte de la nécessité d'éteindre la trichna en nous. Une erreur de traduction, qui a perduré, nous a amenés à entendre, par le terme sanscrit trichna, le désir. Or, la trichna, au sens littéral du terme, est la soif qui accapare. Ce «toujours plus» que l'on pourrait aujourd'hui appeler consumérisme, une avidité insatiable qui est le contraire du désir. Éteindre la trichna en soi n'est pas vivre comme mort.
Comment nous est venue cette conviction que la sagesse, la philosophie, la spiritualité (et particulièrement le bouddhisme) sont des voies qui, bien empruntées, feraient enfin de nous des êtres sans désirs, donc sans tourments? Par quelle opération désastreuse avons-nous scindé notre univers en deux, d'un côté le bouillonnement d'Éros et de l'amour, et de l'autre la placidité d'une sagesse de plus en plus éloignée de nos vraies préoccupations? Sans doute s'agit-il, là encore, de l'héritage des stoïciens et des épicuriens de l'antiquité grecque, comme d'un certain christianisme, qui ont édifié cette fausse dichotomie entre le calme et l'action, la passivité et la volonté...
J'ai du respect pour les différentes approches de la méditation. Mais j'ai compris, d'expérience, que les formes les plus simples sont celles qui conviennent le mieux à notre psyché d'Occidentaux, différente de la psyché que forge l'Orient. Les protocoles, les encens, les statuettes incommodent la plupart d'entre nous qui voient se profiler, derrière eux, le poids des dogmes et des religions. Cela complique ce qui doit rester simple.
Nous n'osons plus dire «non» ni exprimer un avis divergent, de crainte d'avoir tort... et de faire des vagues. Nous refoulons le «non» au lieu de chercher à l'expliciter, pour aller de l'avant. Nous coupons court aux discussions, si celles-ci s'enflamment, par un «calmons-nous» de mauvais aloi qui signifie plutôt «taisez-vous». Au nom de cet idéal de calme, nous laissons l'absurdité prendre le dessus, les plaies s'envenimer, le malaise s'installer, les mensonges dominer. À force de nous censurer, de nous étouffer, nous devenons des cocottes-minute qui implosent dans un burn-out silencieux. Nous fuyons la crise, alors que celle-ci est souvent porteuse de salutaires remises en question.
Gandhi soulignait qu'il ne fallait surtout pas avoir honte de notre colère. Elle est, disait-il, une énergie profonde pour nous dépasser. Ce dont nous devrions avoir honte, en revanche, c'est de notre manière d'en mésuser faute de la comprendre.
Au nom de la sagesse, nous ne faisons en général que nous torturer et devenir de plus en plus inauthentique. Ne réussissant évidemment pas à être lisse et calme, détaché et impassible, nous faisons semblant.
Arrêtez de méditer si vous le faîtes pour apprendre à lâcher prise, selon cette autre injonction à la mode: vous n'y parviendrez pas. Méditer, ce n'est pas se calmer, c'est entrer en rapport à votre propre vie.
L'enthousiasme, je le reconnais, c'est aussi les débordements. Et c'est formidable! C'est le Bouddha qui se fiche des conventions, s'enfuit du confort de son palais pour rejoindre un groupe d'ascètes, quitte ce groupe après lui avoir dit ses quatre vérités puis ébranle tout l'ordonnancement social de son temps en refusant le système des castes et les privilèges des brahmanes.
«Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux (on dirait aujourd'hui des angoissés, nda)», écrit Marcel Proust.
Dans ses journaux, Wittgenstein exprime son ras-le-bol de la sagesse telle qu'elle est entendue en Occident, de l'hypocrisie universitaire, de la froideur des débats intellectuels, déconnectés di bouillonnement et de la chaleur de la réalité.
En un sens profond, personne ne peut donner de conseil à personne. Chaque être est différent. Chaque situation est unique. Et la nécessité de penser par soi-même nous incombe à tous.
Nous ne savons plus prendre de la hauteur et voir plus grand que le cadre dans lequel nous sommes enfermés, dans lequel nous nous enfermons.
Nous confondons formation et formatage.
Pourtant, nous sentons bien qu'obéir sans discuter, sans comprendre pourquoi, voire sans être d'accord, nous étouffe, nous éteint, empêche l'intelligence que nous portons en nous d'éclore.
À vingt et un ans, j'ai sauté le pas. J'avais entamé des études de philosophie, et ma déception était à la hauteur de l'enthousiasme qui m'avait poussé dans cette voie.
Pourtant, je sais d'expérience que lorsque je me contente de constater que je suis crispé et que je m'autorise sincèrement à le rester, quand je me fous la paix avec ma crispation, je finis, curieusement, le plus souvent, par me détendre très vite.
La méditation telle que je l'entends n'est pas une technique, elle n'est pas un exercice, elle n'a rien de mystérieux: elle est un art de vivre. L'art de se foutre la paix.
Qu'allais-je pouvoir communiquer quand j'expliquais d'emblée que la méditation n'est pas productive, qu'elle ne rend pas plus efficace, qu'elle n'assagit pas et que fondamentalement, au sens ordinaire, elle ne sert à rien? Et que c'est justement parce qu'elle nous délivre de l'asservissement de cette dictature de l'utilité et de la rentabilité propre à notre temps qu'elle est une chance.
Ne fuyez pas au sommet d'une montagne ni au fond d'une grotte pour réfléchir: restez là et cessez de raisonner.
La paix n'implique pas de se prémunir du tumulte des émotions, de la vie, des vagues et même des roulis; au contraire, elle les intègre dans son amplitude. Elle n'est pas bousculée par de petites agressions - rater son train ou un rendez-vous, tomber malade au mauvais moment, ne pas recevoir la lettre attendue avec impatience. Elle n'est pas l'absence de troubles, mais la capacité d'entrer en rapport, avec patience et douceur, avec l'ensemble de la réalité, y compris avec sa propre rage, avec son chagrin dont on reconnaît ainsi l'existence au lieu de les nier.