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183 pages, Paperback
First published January 1, 1844
[...] il ne faut pas penser de mal du paradoxe ; car le paradoxe est la passion de la pensée, et le penseur sans paradoxe est comme l’amant sans passion : un médiocre partenaire. Mais le paroxysme de toute passion est toujours de vouloir sa propre ruine, et c’est aussi la plus haute passion de l’intelligence de vouloir le choc, nonobstant que ce choc, d’une manière ou d’une autre, doive être sa propre ruine. C’est alors le plus haut paradoxe de la pensée que de vouloir découvrir quelque chose qu’elle-même ne peut penser.
Supposons qu’un enfant ait reçu en cadeau un peu d’argent ; il peut, avec cet argent, acheter ou bien un bon livre ou bien un jouet du même prix ; or il a acheté le jouet, peut-il dès lors pour le même argent s’acheter le livre ? Naturellement pas, car l’argent est déjà dépensé. Mais peut-être peut-il aller chez le libraire et lui demander d’échanger le jouet contre le livre. Supposons que le libraire réponde : « Mon cher enfant, ton jouet n’a plus aucune valeur ; il est bien vrai que quand tu avais l’argent tu aurais aussi bien pu acheter le livre que le jouet, mais il y a ceci de particulier avec un jouet qu’une fois acheté, il perd toute valeur. » L’enfant ne pensera-t-il pas que c’est pourtant curieux ? Et de même, il y a eu aussi un temps où, pour le même prix, l’homme pouvait acheter la liberté ou la non-liberté et ce prix était le libre choix de l’âme et l’abandon dans le choix. Alors, il choisit la non-liberté ; mais si, maintenant, il venait demander au dieu s’il ne pourrait pas la lui échanger, il obtiendrait sans doute pour réponse : il y a eu un moment, c’est indéniable, où tu aurais pu acheter ce que tu voulais, mais il en va étrangement avec la non-liberté : une fois achetée elle n’a plus aucune valeur, bien qu’on la paie tout aussi cher. Ne croyez-vous pas que cet homme dirait : c’est pourtant curieux ! [...] « Ni l’impie ni l’homme vertueux n’ont de pouvoir sur leur conduite morale, mais ils avaient, au commencement, le pouvoir de devenir l’un ou l’autre, comme celui qui jette une pierre a pouvoir sur elle avant de la jeter, mais plus après. » (Aristote). Autrement, l’acte de jeter serait une illusion, et celui qui jette la pierre la garderait toujours en main malgré tous ses efforts, puisque, comme « la flèche volante » des sceptiques, elle ne bougerait pas.