What do you think?
Rate this book


192 pages, Paperback
First published January 10, 2018
Ce panorama des impacts environnementaux de l’extraction des métaux rares nous astreint, d’un coup, à poser un regard beaucoup plus sceptique sur le processus de fabrication des technologies vertes. Avant même leur mise en service, un panneau solaire, une éolienne, une voiture électrique ou une lampe à basse consommation portent le péché originel de leur déplorable bilan énergétique et environnemental. C’est bien le coût écologique de l’ensemble du cycle de vie des green tech qu’il nous faut mesurer – un coût qui a été précisément calculé.
Certaines technologies vertes sur lesquelles se fonde notre idéal de sobriété énergétique nécessitent en réalité, pour leur fabrication, davantage de matières premières que des technologies plus anciennes. « Un futur fondé sur les technologies vertes suppose la consommation de beaucoup de matières, relève un rapport de la Banque mondiale, et, faute d’une gestion adéquate, celui-ci pourrait ruiner […] les objectifs de développement durable 52. » À nier cette réalité, nous pourrions bien parvenir au résultat inverse à celui recherché par l’accord de Paris sur le climat, voire nous retrouver à court de ressources exploitables, puisqu’un monde à 7,5 milliards d’individus va consommer, au cours des trois prochaines décennies, davantage de métaux que les cinq cents générations qui nous ont précédés.
Enfin, le recyclage des métaux rares dont dépend notre monde plus vert n’est pas aussi écologique qu’on le dit. Son bilan environnemental risque même de s’alourdir à mesure que nos sociétés produiront des alliages plus variés, composés d’un nombre plus élevé de matières, dans des proportions toujours plus importantes. Les industriels de la transition énergétique et numérique vont dès lors devoir affronter une contradiction fondamentale : leur quête d’un monde plus durable pourrait, en pratique, fortement limiter l’émergence de nouveaux modèles de consommation plus sobres, fondés sur les principes de l’économie circulaire. Et les générations futures diront peut-être de nous : « Nos ancêtres du XXIe siècle ? Ah oui ! ce sont ces types qui ont sorti les métaux rares d’un trou pour les remettre dans un autre trou. »
Au XXIe siècle et à l’autre bout du monde, nos sociétés, quoique rationnelles et matérialistes, se livrent à un culte semblable. Le génie de la logistique est parvenu à nous débarrasser d’une peur qui a obsédé nos ancêtres pendant 70 000 ans : la peur de manquer. Mais tout a un coût. Car cette planétarisation des chaînes d’approvisionnement nous donne d’une main (les produits de consommation) ce qu’elle nous retire de l’autre (la culture de leur provenance). Nous avons gagné en pouvoir d’achat ce que nous avons perdu en savoir d’achat. Voilà pourquoi 16 millions d’adultes américains sont toujours persuadés que le lait chocolaté provient de vaches marron 52.
Mais le grand ensommeillement de l’Occident n’a pas fait que des malheureux ! En organisant le transfert de la production des métaux rares, nous avons fait bien plus que léguer le fardeau du pétrole du XXIe siècle aux forçats de la mondialisation ; nous avons confié à de potentiels rivaux un précieux monopole.
Mais, un jour, des représentants d’une espèce en voie de disparition sous les latitudes occidentales, les géologues, sont venus nous casser les pieds. Ils nous ont posé des piles de rapports chiffrés sur les bras et nous ont mis devant une réalité déplaisante, irritante : devenue productrice prépondérante de certains métaux rares, la Chine avait désormais l’opportunité inédite d’en refuser l’exportation vers les États qui en avaient le plus besoin.
Un an après les événements, les industriels japonais n’en croient toujours pas un mot. À deux mille kilomètres de la Cité interdite, le Shinkansen (TGV japonais), parti de la gare de Tokyo, contourne longuement le mont Fuji, dont la silhouette conique se découpe sur le ciel automnal. Quatre heures plus tard, Osaka, troisième agglomération du pays, dévoile ses tentacules en bordure du Pacifique. C’est là que Kunihiro Fujujita, un importateur de métaux rares, livre sa version des événements depuis les entrepôts de son usine. « La Chine a toujours mis en œuvre une stratégie consistant à utiliser ses ressources naturelles comme un moyen de pression politique », assure-t-il.
Costume sombre et casque de chantier sur la tête, le voilà qui s’approche d’un achalandage d’yttrium, une terre rare utilisée dans l’électronique de précision et dont, en septembre 2010, les commandes ne purent soudain plus être honorées. « L’industrie nippone était en état de panique », admet-il. Les terres rares sont les « vitamines » de son industrie high-tech, tellement indispensables à l’archipel que « même une femme de ménage sait de quoi il s’agit » 19. Le banal incident maritime se transformait dès lors en catastrophe pour Tokyo.
M. Kendall somma Lockheed Martin de trouver une solution. En attendant, pas question de remplacer les aimants un à un. La supériorité technologique de la première armée du monde et de nombreux alliés occidentaux était en jeu, alors que la Chine et la Russie développaient leurs propres avions de combat furtifs. Acculé par le temps, soumis à de fortes contraintes budgétaires et jugeant fictif le risque que les Chinois aient farci les composants de technologies malignes, M. Kendall trancha : le blocus imposé par la loi de 1973 ne s’appliquerait pas à certains aimants de terres rares usinés par le groupe chinois ChengDu Magnetic Material Science & Technology Co, qui devint dès lors le fournisseur officiel du F-35 33.
Les États-Unis ne pouvant pas se passer des aimants chinois, Anthony Marchese signale que le Pentagone persiste, aujourd’hui encore, à réitérer la dispense. Il ajoute : « Les industriels du F-35 continuent à acheter des terres rares en Chine. Point final. »
Cette multiplication des mines devrait logiquement abolir le monopole acquis par la Chine sur les terres rares. Pékin est-il prêt à ce sacrifice ? Oui et non. Le Parti communiste veut le beurre et l’argent du beurre. Il entend partager le fardeau des mines tout en conservant son hégémonie sur le marché des minerais stratégiques. Et, pour cela, il a mis au point un plan ingénieux.
De Londres à Toronto, de Singapour à Johannesburg, pas un symposium sur les métaux rares ne se tient sans qu’une lancinante question accapare les débats : « À quoi joue la Chine ? » Après avoir flirté avec les sommets au lendemain de l’embargo de 2010, les cours des terres rares se sont effondrés 40. Et cela sans raison apparente, puisque la tension entre l’offre et la demande demeure forte. Aux yeux de nombreux observateurs, Pékin manipulerait les cours à la baisse. « Les Chinois font absolument ce qu’ils veulent sur le marché des terres rares 41 », déplore Christopher Ecclestone. Ils peuvent décider de stocker ou au contraire de casser les prix en rouvrant les robinets. Pour les minières non chinoises, concevoir des modèles économiques viables sur le long terme avec cet acteur majeur qui organise l’instabilité est un casse-tête. Comment échapper à la banqueroute lorsque le prix du minerai est cinq à dix fois plus bas que les prévisions initiales ?
Dès lors, la grande majorité des projets alternatifs nés au lendemain de l’embargo sont fragilisés. La mine californienne de Molycorp, qui avait un temps repris ses activités, a fait faillite. Celle de Lynas, en Australie, tourne au ralenti. Elle est portée à bout de bras par le Japon, décidé à ne plus manger dans la main de son ennemi juré. Au Canada, des bataillons entiers de compagnies minières ont mis la clé sous la porte. Les licences d’exploitation, autrefois négociées à prix d’or, ne valent plus que quelques centaines de dollars.
« La stratégie chinoise n’est pas de faire mourir tous ces projets, mais de les faire stagner, précise Chris Ecclestone. Pékin attend, puis fera main basse sur toutes ces gisements pour trois fois rien 42. » Tandis que Pékin pense le long terme, les Occidentaux sont à nouveau piégés par leur logique court-termiste. L’appât du gain, catalyseur d’un renouveau minier, pourrait ne pas résister au manège chinois. Les terres rares ont beau être l’une des clés de la résilience du capitalisme, leur exploitation nécessiterait d’en défier la logique. Mais serons-nous capables d’apprendre de nos erreurs ?
Quand la Chine ne sape pas les fondements capitalistiques des mines alternatives, elle intervient diplomatiquement pour les torpiller. (...)