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281 pages, Paperback
Published February 10, 2021
D’autre part, si ne pas savoir n’est jamais une honte, cela implique nécessairement une non-légitimité à s’exprimer. Il n’y a rien de méprisant dans cette affirmation : une personne qui ne connaît rien en mécanique ne peut simplement pas réparer une voiture ; une personne qui ne parle pas coréen ne peut pas émettre de jugements ou d’analyses pertinentes quant à la grammaire ou la stylistique d’un texte en coréen. Il en va de même avec des sujets sociologiques comme les transidentités. On pourrait croire que, par sa nature humaine et mouvante, le sujet de l’intégration des personnes trans dans une société soit intrinsèquement subjectif et donc discutable, mais il n’en est rien : comme pour une langue vivante ou n’importe quel autre domaine impliquant des connaissances spécifiques, parler des transidentités et des vécus trans est une affaire d’éducation et de connaissances acquises, affranchies des préjugés qui sont ici encore souvent inévitables.
p. 43
Pour beaucoup de sujets abordés dans cet ouvrage, il sera question de cet équilibre des dynamiques : pour bien comprendre, souvenez-vous que si vous n’êtes pas trans, vous ne souffrez pas de transphobie, mais vous pouvez facilement faire souffrir ; le quotidien ou l’identité d’une personne transgenre n’ont dans les faits aucune conséquence sur vous. Utiliser un vocabulaire choisi et bannir de son lexique d’autres termes est une affaire de compassion et de volonté d’accorder du respect à une personne vivant une identité souvent invisible et discriminée. Le vocabulaire est vecteur de respect et de considération, c’est là quelque chose qui est appris dans l’enfance. Y accorder un soin et une attention égaux pour toutes les identités doit être une constante dans notre société.
p. 52
Par exemple, dans chacun des trois grands ensembles culturels spécifiques qui composent la région Pacifique (la Polynésie, la Mélanésie et la Micronésie), la structure traditionnelle précolonisation intègre un troisième genre, ni homme ni femme stricto sensu, dont le nom varie selon la langue locale et les fonctions qui lui sont dévolues. À Tahiti et à Hawaï, les personnes vivant ce troisième genre sont nommées « mahus » (littéralement, « au milieu »), le terme s’utilisant comme homme ou femme. L’une des premières mentions du mot mahu dans les textes occidentaux date de 1789, dans le récit d’un marin français à Tahiti, qui décrit la confusion d’un de ses compagnons cherchant à séduire une personne perçue comme femme lors d’une session de danse, mais dont l’anatomie ne correspondait pas à ses attentes. Les témoignages européens et tahitiens, anciens et contemporains, rapportent des fonctions sociales très forces associées aux mahus : transmission et éducation à la danse, lien vivant entre humains et divinités, facultés paranormales, spirituelles, de guérison… Les mahus étaient absolument intégré⋅es⋅x à leur société, et constituaient une composante centrale et valorisée de la culture. C’est donc dès la fin du XVIIIe siècle qu’une conscience et des témoignages de rapports non binaires et cisnormés au genre sont décrits, preuve que le genre n’est pas une donnée fixe et absolue, calquée sur la biologie ; les structures seraient partout identiques si c’était le cas.
pp. 20-21
Cette appropriation de nos narrations sous couvert d’un savoir technique et formel journalistique a pourtant des conséquences. En première ligne, la perte de la conscience du système qu’est la transphobie, dont nous avons déjà longuement parlé. Plus largement, cela transforme la façon dont les transidentités sont montrées et prises en compte en conséquence. Ainsi, le manque d’individualité dans la façon dont la transidentité est collectivement approchée crée une image d’un ensemble monolithique et absolument marginal. Il est trop souvent question d’une vision qui crée une transidentité fantoche, une marionnette de paille – qui est en fin de compte le reflet de peurs et de fantasmes plus que le reflet de la vérité de nos identités – en conséquence de ce que les personnes trans vivent spécifiquement du fait de leur rapport à leur genre. Il y a un clair continuum entre la vision erronée des personnes trans et la négation ou la déformation de nos narrations de vie. En premier lieu, il est trop souvent question d’aborder la transphobie avec des guillemets, des questions ou du doute. C’est finalement assez logique : le manque de conscience objective et la transphobie intégrée créent le réflexe de remettre en question la possibilité des existences trans, et amène à une remise en question de l’existence d’une violence et des formes qu’elle prend.
pp. 137-138
La transféminité captive plus parce qu’elle entre dans un inconscient sexuel des hommes cisgenres, que ce soit par la fascination d’une féminité perçue comme transgressive de l’hétérosexualité ou comme exacerbée selon les préjugés. Il y aussi toute une rhétorique sociologique inconsciente autour des privilèges. Une personne qui, dans un schéma extrêmement simpliste, en viendrait à renoncer à ses privilèges et à sa place dans le groupe des hommes fascine ; sa « décision » suscite curiosité et indigne… Cela, plus l’attrait « exotique », crée un cocktail parfait pour faire de la femme trans un sujet d’observation et de tentatives d’analyse. Il y a, à l’inverse, moins de sensationnalisme autour des hommes trans qui rejoindraient le club des forts.
p. 256