Le 23 avril 2017, Jean-Luc Mélenchon rassemblait 19,58% des voix lors du scrutin présidentiel, réalisant le meilleur score d’un candidat situé à la gauche du PS depuis 1969. À quoi tient cette réussite ? Comment expliquer la chute électorale qu’a ensuite connue son mouvement ? La France insoumise peut elle rebondir en 2022 ? Manuel Cervera-Marzal s’est immergé trois ans durant au sein de ce parti et en aborde ici toutes les facettes (genèse, programme, stratégie, discours, idéologie, fonctionnement interne, base militante, direction et électorat). Au fil de l’enquête, on comprend que, loin de constituer une exception, la France insoumise s’inscrit dans une dynamique internationale qui, après la crise de 2008, a vu émerger le populisme de gauche. À l’instar de Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, Pablo Iglesias ou Alexis Tsipras, Jean-Luc Mélenchon a redéfini les règles du jeu politique, obligeant la gauche à se défaire de ses vieux réflexes. L’objectif : mettre un terme aux politiques néolibérales. Les moyens : délaisser les symboles traditionnels du mouvement ouvrier (le rouge, l’Internationale, etc.), réinvestir des thèmes traditionnellement accaparés par la droite (l’ordre, la nation, la souveraineté), se doter d’un leader charismatique, insuffler plus d’affects en politique et prendre appui sur les mobilisations sociales. À partir de données empiriques d’une grande richesse, Manuel Cervera-Marzal propose ainsi une définition innovante du populisme de gauche et des clés de compréhension des enjeux politiques contemporains.
I liked seeing things from the inside of the party, but the most interesting to me was how this particular movement in France compared to movements elsewhere in the world. I learned a lot even if the word 'populism' doesn't really tell you much.
Une enquête de terrain très riche sur LFI, alimentée par une centaine d’entretiens avec des militant·e·s & député·e·s de l’organisation. Le livre permet d’aborder de nombreux aspects du projet de LFI, devenu l’Union Populaire pour la dernière élection présidentielle. Outre le retour sur l’émergence du « populisme de gauche » en Europe, que le livre a le défaut de confondre avec le néo-réformisme alors qu’il n’en est qu’une déclinaison tactique, les pages sur l’histoire, le fonctionnement de LFI et son rapport aux luttes sociales sont probablement les plus intéressantes.
Cervera-Marzal n’hésite pas à appuyer là où ça fait mal, évoquant la façon dont Mélenchon a construit consciemment LFI pour enterrer le Front de Gauche et ainsi éviter de potentielles frondes internes. L’organisation « gazeuse » de LFI permet d’empêcher toute consolidation de courants ou de fédérations locales qui pourraient contester le leadership de Mélenchon. De ce point de vue, le livre permet de bien saisir le rôle de Mélenchon dans LFI, pilier de l’organisation, qui fait et défait les dirigeants, qu’il coopte mais peut aussi choisir d’exclure, et décide en dernière instance de tout. L’auteur compare le fonctionnement avec la « société de cour » décrite par Norbert Elias.
Le livre donne ainsi la mesure d’une organisation pensée consciemment pour assurer un règne sans partage de Mélenchon, et bien sûr pour gagner les élections. Cela implique d’organiser l’impuissance des groupes d’action locaux en dehors des échéances électorales. Leur action est extrêmement contrainte et limitée et, la plupart du temps, ces groupes s’éteignent après les élections. Du coup, la définition d’« anarcho-césarisme » utilisée dans le livre pour qualifier ce fonctionnement prête à sourire. Elle prétend rendre compte du fait que les militant·e·s seraient relativement libres de faire ce qu’ils souhaitent en dehors des grandes décisions stratégiques prises par le « césar » Mélenchon. Or cette part de prétendue « anarchie » est réduite à des marges extrêmement étroites, et les Insoumis sont aussi libres que totalement impuissants. Une idée bien hypocrite de la liberté.
Le rapport entre les luttes et LFI est également bien décrit. Cervera-Marzal montre à quel point l’organisation des luttes sociales est très loin des préoccupations de LFI, en dehors de marches purement symboliques à vocation électoraliste. De même, la plus grande partie des ressources financières de l’organisation sont dévolues à la communication, et LFI prospère sur l’échec des luttes qu’il aspire à faire « économiser ». Contrairement à ce que prétendent ceux qui parlent d’une articulation entre les luttes et LFI, on voit bien à quel point le projet de Mélenchon est de canaliser sur un terrain institutionnel, un point c’est tout, et combien ce primat est assumé.
D’autres points sont très intéressants : le poids du groupe parlementaire et le fait que les députés n’aient jamais envisagé de limiter leurs salaires mirobolants, le caractère très interclassiste de l’électorat de Mélenchon (à l’heure où le NPA parle par exemple d’un « vote de classe »), la crise du néo-réformisme à l’échelle européenne, etc. On en ressort avec une vision plus fine des énormes contradictions de LFI, et on comprend mieux les doutes exprimés par Juan Chingo dans son article sur le sujet.
Il y a en effet de quoi douter de la capacité du mélenchonisme à être l’artisan d’une gauche de gouvernement durable, et l’absence d’une tradition d’organisation ou le leadership ultra-personnalisé de LFI pourraient très vite être des obstacles, non seulement pour coopter des forces extérieures à LFI mais aussi pour organiser l’après-Mélenchon. Evidemment cela ne saurait balayer l’énorme avancée récente du mélenchonisme en France, et la pression qu’il va constituer sur l’avant-garde dans les années à venir.
Finalement, au-delà de la compréhension de LFI, cette objectivation d’une organisation et de son fonctionnement invite à penser en creux le type d’organisation que l’on aspire à construire en tant que révolutionnaire. C’est peut-être une des grandes forces du livre et un des aspects les plus stimulants : réfléchir à partir de LFI, « contre » LFI, l’organisation dont nous avons besoin, non pas pour conquérir les institutions, mais pour les renverser et en bâtir de nouvelles (ce qui est bien plus ambitieux…). Il faut donc absolument lire ce livre, comme une mine d’informations sur une force politique au cœur de la recomposition de la gauche de gouvernement, mais également comme une invitation à la réflexivité sur notre pratique en tant que militant·e et sur l’organisation que nous voulons.