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326 pages, Paperback
First published September 24, 1962
'Loin de lui en faire un compliment redoublé, on vitupère cet exclusivisme juif, qui l'isole de la vie commune, et gêne le fonctionnement de cette vie. Tant il est vrai qu'il n'y a pas de vertu en soi ; que les qualités de l'opprimé changent de signification.'Il observe aussi que tout portrait fait sur des fondements racistes est commode puisqu'il se fait entièrement à l'avantage de celui qui le brosse.
[...]
'La solidarité répond à la menace et à l'hétérogénéité, mais elle confirme cette hétérogénéité et entretient cette menace autant qu'elle y pallie.'
[...]
'Dans les conditions d'oppression enfin, tout a tendance à se négativiser, la négativité attaque tout, corrode tout. Il ne suffit pas de dire que la condition juive est autant négative que positive, malaise et hostilité autant que vouloir-vivre et institutions. La contagion du malheur pénètre jusque dans les aspects les plus positifs. Comme si la positivité juive, fruit partiel d'une situation nocive, devait engendrer elle-même une certaine nocivité.'
'Puis, loin de solliciter l'indulgence du tribunal, j'engagerais le fer en commençant par dévoiler et récuser le principe implicite qui commande tout le débat : à savoir que la différence est mauvaise en soi, que le particularisme, comme on dit, est blâmable en soi. Je dénoncerais et refuserais ce curieux accord entre mes amis et mes ennemis. Car si l'ennemi du Juif l'accuse d'être différent, l'ami du Juif veut lui épargner cette misère : tous les deux sont en somme d'accord sur ce point : il n'est pas tolérable d'être différent. Or, au nom de quoi condamne-t-on la différence ? Au nom de l'un des préjugés les plus grégaires. Si l'on se permet de juger et de refuser les autres, c'est qu'on se prend implicitement comme le critère du beau, du bien et du vrai.'Chemin faisant, il note la dimension culturelle et sociale, c'est-à-dire supra-individuelle, de la sécrétion de l'oppression et de l'exclusion:
'[...] mon portrait mythique est toujours à l'avantage de mon accusateur. On comprend pourquoi l'incohérence ne gêne pas l'antisémite : son intérêt et sa passion unifient de l'intérieur tout ce qu'il raconte à mon sujet. C'est pourquoi théologiens, politiciens, économistes, écrivains proposent chacun le Juif qui lui convient. En grande partie, enfin, l'accusation renvoie à l'accusateur.'
'[...] il faudrait ici quitter le plan individuel, ou du moins le dépasser. Nous restons trop en ces questions les héritiers de l'individualisme philosophique, qui ne traduit guère la réalité humaine courante.'
'[...] l'ensemble des non-Juifs constitue cet univers d'hostilité et d'exclusion : cela, oui, je le sens ainsi. Que tous les non-Juifs participent d'une société qui rend invivable la vie du Juif en tant que Juif, oui, cela je le sens et le pense. [...] Je suis désolé que cette vérité soit si dure, mais elle est vraie, brutale et dramatique. De même que tous les hommes et chacun d'entre nous, nous participons de cet ordre social qui transforme les femmes en servantes ou en poupées, qui laisse transformer de nombreuses femmes en prostituées, tout non-Juif, directement ou indirectement, participe à la mise en question du Juif. Tout non-Juif, qu'il le veuille ou non, participe à l'oppression du Juif.'
'Il ne suffirait même pas, pour supprimer toute responsabilité, de n'avoir pas de biens en colonie, et de ne pas user de prostituées. Il faudrait encore ne pas accepter cette société, tout entière bâtie pour l'homme, qui assigne aux femmes une place limitée d'avance ; il faudrait bouleverser cette société, qui fait au Juif un tel destin. Et comme, en définitive, nous ne pouvons contribuer que bien faiblement à cet bouleversement, je considère la situation, je l'avoue, comme assez désespérée. [...]
Je reconnais en somme qu'une responsabilité si générale et si fatale, d'une certaine manière se dilue. Elle n'entraîne presque plus de faute privée, puisque les coupables sont si nombreux. Je me dis quelquefois avec indulgence et désespoir : Que peut le non-Juif, même de très bonne volonté, devant un phénomène qui dépasse si largement le temps et les forces de sa vie individuelle ?'
'Il n'y a pas rupture, discontinuité véritable entre l'antisémite et les siens, mais gradation, exaspération et systématisation. Comme il y a simple gradation et non différence de nature entre le bon patron et le patron de combat, et peut-être après tout le négrier. L'antisémite enfin est toujours l'antisémite d'une société donnée : il ne fait que reprendre les affirmations, chuchotées ou peu formulées, et les prononce, lui, à voix haute, d'une manière hargneuse ou sadique, plus ou moins harcelant, plus ou moins actif.'
'Non, il Il faudra nous persuader et affirmer qu'il n'est ni bon, ni mauvais en soi d'être différent'
'Je sais encore que les défenseurs du Juif soutiennent qu'il est un idéal d'humanité, comme le prolétaire serait essentiellement vertueux et le le colonisé toujours innocent. Je dois avouer que je n'en crois rien. Non qu'il n'y ait des qualités particulières qui se développent au contact du malheur [...]. Mais ce sont le plus souvent l'envers de déformations plus graves et elle se payent vraiment trop cher'
'Nous sommes déjà différents, nous l'avons toujours été, même lorsque nous réclamions l'égalité. Nous ne l'avons pas toujours reconnu, parce que nous pensions que c'était une faiblesse et un empêchement à cette égalité. Je suis aujourd'hui persuadé que c'est la condition de toute dignité et de toute libération. Avoir conscience de soi, c'est avoir conscience de soi comme différent. Être, c'est être différent.'
'[...] l'immensité du malheur du monde ne me console pas du mien, ne me console de rien ; toute l'injustice du monde ne me fera pas accepter celle que je subis. [...] Je comprends bien, en bref, qu'il y a deux attitudes : ou l'on accepte toutes les souffrances ou on les refuse toutes ; eh bien, je les refuse en bloc ; comme je refuse en détail chaque figure de l'oppression.'et:
'J'ai montré ailleurs que l'on ne sort réellement de l'oppression que par la révolte. C'est ce que font instinctivement les révolutionnaires : ils contestent la légitimité du tribunal, tel qu'il est institué, c'est-à-dire qu'ils refusent les règles du jeu. Montaigne reconnaissait ce droit implicite aux femmes [...].'
'Disons-le en passant : les règles et les lois de la majorité ne sont respectables que dans la mesure où elles expriment la plus grande justice et la plus grande rationalité. Si elles devenaient oppressives, injustices et humiliations, je peux et je dois les récuser et les combattre.'
'Le gouvernement français, dans le but de renouer à tout prix ses relations avec l'Égypte, a accepté le principe de sacrifier le citoyen français de confession israélite... Aussi estimons nous que la mère patrie... a sacrifié un groupe de ses enfants... en passant outre au principe sacré et garanti par la constitution de non-discrimination raciale.'
'On a beaucoup discuté, on discute encore du sort des Européens dans les colonies qui se libèrent. Je m'empresse de dire que c'est légitime[...]. Mais n'y avait-il, dans ces colonies, que les ex-colonisateurs d'une part, les ex-colonisés d'autre part ? En Afrique du Nord, les Juifs dépassaient largement en nombre les Français. [...]On dira que leur sort coïncide avec celui des Tunisiens[...] c'est un pieux mensonge.'