Ma maison…

Certains lieux nous émeuvent comme des êtres.

Lorsque j’ai vu les premières images de cette maisonnette à Buxières-les-Mines, ce fut, exactement comme pour un être de chair, le coup de foudre immédiat. 

Sur l’annonce Leboncoin, il n’y avait qu’une seule photo de sa façade extérieure, tout embuissonnée de ronces, volets bruns ouverts sur de petits murs blancs, et une autre de son minuscule salon, façon tanière de sorcière, cheminée blanchie à la chaux, plafonds poutrés de bois sombre, sol en tommettes vieux rose jusque dans les chambres. 

De ces deux images naissaient déjà des récits.

Il était minuit, et depuis mon lit, subjuguée, j’entrevoyais déjà l’antre d’un feu réconfortant, son odeur boisée et cendreuse, celle qui reste des jours entiers sur les vêtements et les cheveux, les heures de solitude et de lecture à venir dans ce ventre tiède, pieds froids relevés sur un fauteuil usé.

Ma maison.

Comme pour une rencontre amoureuse, il m’a fallu la voir rapidement. Le lendemain de ma découverte de l’annonce, nous prenions la route avec Alexandre pour près de trois heures, longeant les pâturages du bocage Bourbonnais. Une terre verte pleine d’humus et de ruisseaux dont nous ne savions rien, si ce n’est qu’elle abrite des forêts centenaires, dont celle du Tronçais où nous avions fêté nos cinq ans.
Projetés ensemble vers l’inconnu, vers l’histoire vieille et secrète d’un temple qui cherchait sa gardienne.

Dès l’entrée je fus saisie. 

Le lieu exsudait les siècles passés.
La rudesse des hivers muets de l’Allier, les aurores fraîches de mai, le calme piqué de chants de mésanges, les soirs enlunés de novembre, le berceau consolatoire de la cheminée centenaire, biscornue, unique source de chaleur autour de laquelle la vie se joue.

En déambulant, silencieuse, j’ai vu une vielle femme en chemisette de lin se rafraîchir le visage à l’aide d’un broc en faïence. J’ai vu des chats dormir sur des fauteuils affaissés, un potage brûlant versé dans des assiettes provenant du vaisselier en chêne, des livres aux pages jaunis, des fins d’après-midi joyeuses et bruyantes de fins d’été.

Assez vite, j’ai pleuré.
Mémoire des murs, valves ouvertes sur l’autrefois.

La maison se trouve au numéro 3 de son hameau.
Dans le Tarot, le trois, c’est l’Impératrice. Figure féminine puissante, fougueuse, irrévérencieuse. C’est une maison de femmes. Sa propriétaire actuelle est une femme, l’ayant elle-même héritée de sa grand mère. Gynécée. (Lorsque, quelques jours plus tard, je faisais mon offre, avant d’aller au lit j’ai battu mon jeu et pioché une seule carte. C’était l’Impératrice. Je l’ai laissée toute la nuit en évidence sur ma cheminée, bougie votive à ses pieds, priant qu’elle soit un bon présage.)

Quelques minutes seulement après notre arrivée dans la maison, et alors que je tentais de retrouver un peu de dignité en séchant mes larmes, une petite chatte rousse est entrée. Fine, pressée, la curieuse s’est frottée à nos mollets avec autorité, nous souhaitant la bienvenue d’une assurance de propriétaire. Sa tâche accomplie, elle a filé d’un bond gracieux vers le jardin.
Au fond de mon ventre, j’ai su.

Le petit salon menait d’un côté vers deux chambres en enfilade, dont la première me rappelait, par son austérité monacale, celle de Virginia Woolf.

chambre de Virginia Woolf, Monk House

Une chambre rectangulaire, minimaliste, au fond de laquelle trônait un lit couvert d’un drap brodé blanc. Une petite table en bois était placée près de la fenêtre, et je m’y voyais déjà écrire mes prochains livres. Vue sur l’églantier de l’entrée, le vert, le calme. La deuxième chambre, elle, donnait sur le vaste terrain menant au bois, à perte de vue. 

De l’autre côté du salon, une porte à double battants s’ouvrait sur une cuisine en soubassement, menant elle-même à la salle de bain. Rudimentaires, l’une et l’autre. Murs effrités, humides, électroménager vétuste: c’était une maison de vacances d’été, laissée à ses vieux souvenirs.

L’agente parlait, commentait la maison, et moi je me saoulais d’images d’épinal, de veuves vêtues de pèlerines remuant d’obscurs breuvages, reprisant des blouses sur leurs genoux, agençant des bouquets de fleurs fraîches sur les rebords des fenêtres.

J’écoutais les bruits du dehors, humides et feutrés, loin si loin de la rumeur étourdissante de mes rues à moi, celles des villes. 

Par l’extérieur nous pouvions gravir les marches d’un escalier menant au grenier. Sous la charpente dormait, paisible, une chauve-souris, et sur le sol couvert d’une poussière antique reposaient des dizaines de malles défraîchies. Arrachés au passé et échoués ici, des morceaux de lit, de vaisselle et de journaux gisaient ensemble en de vastes tas informes. Détritus de vie, laisses d’une mer emplie de fantômes. Sous ces combles ont ressuscité devant moi les douleurs, les joies et les rêves de familles oubliées, encroués dans les débris. 

J’ai su que cette maison avait quelque chose à me dire. 

Et pourtant.

Je ne l’ai pas achetée.

Retenue par mille peurs, mille angoisses matérielles, logistiques, financières, j’ai reculé. La maison nécessitait des travaux, et ne vaudrait probablement pas la somme investie à la revente. Elle était loin de mon appartement, trois heures de route ou de train, il serait compliqué de gérer des travaux à distance. D’autant que je ne conduis pas encore. J’ai énormément demandé conseil autour de moi bien sûr, et on me parlait prévisions, calculs, sagesse. J’ai écouté.
Impératrice épouvantée, j’ai fait demi-tour.

J’avais chiffré le projet, appelé des artisans, mesuré le travail à fournir pour la maintenir en état, pris des notes, fait des croquis, des prévisions raisonnables.

Mais tout ce travail est-il vraiment nécessaire? Une maison ne peut elle vivre amenuisée, rustique ? Combien de vieilles bicoques tiennent encore sur leurs squelette centenaires ? On me parlait d’investissement immobilier, quand je cherchais l’inspiration nue et la grâce.

Que valent quelques murs fendus face à la littérature?

En relisant Patti Smith, ma gorge s’est serrée. 

Dans M Train, Patti raconte qu’elle achète, contre l’avis de son conseiller immobilier, un bungalow dont elle n’a pas même visité l’intérieur. Après un été entier à enchainer concerts, rencontres conférences et préfaces pour réunir la somme négociée, elle l’achète parce qu’elle en a rêvé en voyant sa pancarte for sale au détour d’une balade, parce qu’il est au bord de la mer et proche d’une gare, parfait pour elle qui ne conduit pas, et parce qu’elle cherche « un endroit où réfléchir, cuisiner des spaghettis, préparer du café, un endroit où écrire ». Sans l’avoir vue du dedans, elle a susurré à la maison qu’elle l’aimait. Lorsqu’après deux mois de labeur effréné, elle a enfin obtenu ses clefs et est entrée pour la première fois, l’odeur de moisi l’a suffoquée, la poussière lui a envahi les bronches, mais elle n’avait jamais été aussi heureuse.

« Je me suis assise sur mon porche de guingois et j’ai contemplé avec une joie de gamine mon jardin piqueté de pissenlits résistants. Le vent s’est levé et j’ai senti les effluves de la mer. J’ai verrouillé ma porte et refermé le portail tandis qu’un chat errant se glissait par une latte flottante. Désolée, pas de lait aujourd’hui, uniquement de la joie. Je suis restée devant la palissade délabrée. Mon Alamo, ai-je dit. Ma maison avait désormais un nom. »

Rockaway

Je pense avoir croisé la route de ma maison, et l’avoir laissée passer.

J’ai eu peur qu’elle m’éloigne de mon confort, de ma vie actuelle bien rodée, et d’Alexandre aussi, qui ne l’aimait pas vraiment. Peur de ne pas savoir m’en occuper seule, de regretter mon choix, de m’alourdir. D’avoir fantasmé une réalité bien plus triviale, et de me freiner pour la suite. Peur du moment de bascule, qui précède chaque grand changement.

L’avenir a pesé plus lourd que l’instant présent. 

Oh, il est facile de regretter. N’existent que les décisions qu’on a prises: le reste n’est que fantasme. Peut être que je n’étais pas prête, peut être même que j’ai fait le bon choix. Patti achète son bungalow à soixante deux ans, pas à trente quatre. J’ai le temps, de trouver mon nid, bien sûr. C’est ce que je me dis, farouchement, pour apaiser un peu le remords. 

Entrée dans ma saison favorite, l’automne, toute nourrie d’inspiration et d’énergies magiques, je profite de cet espace partagé pour saluer une dernière fois cette demeure qui aura été la mienne, au moins en pensée, pendant près d’un mois.

Adieu maisonnette…
Puissent tes prochains habitants prendre soin de toi, et de tes vieux murs endormis.  

Diglee

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Published on September 28, 2022 06:49
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