15 secondes
Ça fait quelques jours que je pense à ne PAS écrire ce billet.
Que je me dis que c’est personnel.
Que je me dis que certains y verront une tentative de faire jaser. Ou que je lamente pour rien. Ou que d’autres ont des histoires à raconter bien plus tristes, plus difficiles… (Et donc plus dignes de lecture, avec le voyeurisme que cela suppose?)
Mais ça me reste en tête, alors tant pis. Faut que ça sorte.
–
C’est l’histoire des 15 secondes les plus longues que j’ai vécu depuis plusieurs années. 15 secondes qui ont débuté il y a plusieurs mois.
–
Ça a commencé par des maux de tête. Rien d’alarmant, je suis migraineux depuis mon adolescence. Mais depuis 2 ans, c’est plus fréquent, plus difficile. Différent.
Puis il y a eu quelques autres symptômes : des engourdissements. Des difficultés d’élocution, parfois. Une vue trouble, une sensation, pendant les crises, de marcher à contre-courant dans une rivière alors que je ne faisais qu’essayer de me rendre chez moi en marchant. Une perte de coordination.
Lu comme ça, ça semble évident qu’il y a un problème. Mais quand c’est vécu en un lent crescendo, semaine après semaine, ce n’est qu’a posteriori qu’on se rend compte de l’accumulation de petits symptômes juste un peu plus douloureux, juste un peu plus intenses, juste un peu plus accaparants qu’avant-hier. Que les petits riens finissent par devenir une jolie pile, et que la pile devient de plus en plus grosse.
Et là, une personne que tu ne connais pas, mais qui est une source d’inspiration, meurt. Jeune. Trop.
Et là encore, tu reçois un appel d’un ami d’enfance, qui t’annonce qu’un autre ami d’enfance est mort quelques heures plus tôt. Jeune, trop, lui aussi. Et tu réfléchis à la perte de l’invincibilité qui vient avec l’âge adulte, et tu réalises que ça fait un petit bout de temps que tu n’es plus exactement un adolescent.
La vie n’est pas éternelle, on le sait, mais on ne le SENT pas au quotidien. Ces deux événements rapprochés m’ont fait regarder la pile grandissante de petits symptômes avec un début d’appréhension.
–
31 janvier. Mon anniversaire, et mon premier rendez-vous avec mon médecin pour parler de ma pile. Qu’il trouve bizarre. Pas alarmante au point d’être en panique, mais dérangeante, au point d’hésiter longtemps entre les cases “Urgent” et “Semi urgent” dans la demande d’examen plus poussé qu’il me remet. “T’en fais pas, c’est probablement pas grave, je veux seulement en avoir le coeur net…” Et moi donc.
Et là, je fais quoi? J’en parle à mes proches? Mais c’est seulement un doute, non? Si quelque chose cloche vraiment, je le saurai bien assez tôt. J’ai donc choisi de vivre avec ça quelques jours de plus.
15 février. “Semi urgent”, c’est ce que ça permet. Pas si mal, mais long quand on doute. Examen poussé. IRM du cerveau. 45 minutes plus tard, c’est fait. La technicienne m’avise que les résultats seront envoyés au médecin, et que je dois le revoir pour obtenir les résultats. Elle a vu les images. Elle sait que je le sais. Ça créé une drôle de tension, elle n’y peut rien, elle ne peut pas les interpréter, donner quelque indice que ce soit, c’est normal, on doit attendre que la radiologiste fasse son boulot. Mais c’est difficile de ne pas essayer d’interpréter son regard, l’intonation de sa voix. Sait-elle quelque chose que je devrais savoir, ou est-ce aussi mystérieux pour elle que pour moi?
–
Et là, y’a le dernier sprint avant le lancement de ton livre. Une, puis deux embauches au bureau. Les évaluations annuelles. Le plus gros trimestre, en complexité et boulot à abattre, de la (courte) histoire de ton entreprise. Une conférence à préparer, puis à donner. Un voyage à Haïti pour le bureau, prévu en catastrophe. Un besoin de concentration et d’énergie que tu n’as jamais vécu. Malgré le doute, la vie continue et même s’accélère. Tout bouge, tout tourne de plus en plus rapidement, avec le doute en arrière-plan, toujours le “Et si?” chaque fois que tu essaies de planifier les prochaines semaines, les prochains mois.
–
27 mars. Retour devant le médecin. Pas de stress jusqu’à la salle d’attente. Et encore là. J’ai été trop occupé pour y penser ces derniers jours. Mais assis là, j’ai quelques minutes pour ne penser qu’à ça. Et si jamais? On fera quoi? À qui en parler d’abord, et surtout comment?
“Michael Carpentier, salle 6″.
15 secondes, c’est ce qu’il m’a fallu pour me rendre au bureau du médecin. Je savais qu’en voyant son visage, que je vois régulièrement depuis mon enfance, je saurais. Pas besoin d’attendre. “C’est là que ça se passe… mais quoi donc?”, que je me suis surpris à me poser comme question. Au moment de répondre, j’arrivais dans son bureau. La réponse ne viendrait pas de moi.
Il souriait, du même sourire que quand il me soignait, petit, pour des maux douloureux, mais bénins. Des maux qui passent.
Ça ira.
–
J’ai de la chance : on ne sait pas encore exactement ce que c’est, mais on sait avec certitude ce que ce ne c’est pas. C’est probablement un truc musculo-squelettique, lié à un accident que j’ai eu il y a plusieurs années, et aggravé par une position de travail à améliorer. Bref, je suis en santé malgré les désagréments en apparence inquiétants. Pour le moment, c’est tout ce qui compte.
–
Je suis resté quelques instants dans la voiture avant de repartir.
À penser à tous ces témoignages de victimes de cancer du cerveau, d’anévrismes ou de scléroses en plaques. Aux histoires de guérisons difficiles, mais aussi de luttes perdues en même temps que les rêves qui animaient les malades et leurs familles.
À réfléchir sur les derniers mois, mais surtout à propos des prochaines années.
Tout passe trop vite pour s’autoriser les mauvais compromis, les regrets, les “on verra plus tard”, les rêves par procuration, les “que vont-ils penser?” ou suivre les diktats des autres même quand ils vont à l’encontre de notre propre volonté.
Plus de temps à perdre, le compteur tourne. On le sait tous, mais j’ai vu avancer les aiguilles du cadran pendant 15 secondes. Ça a donné beaucoup de valeur au temps qui reste.


