Changer de paradigme (et s’adapter)

Ce que j’aime avec l’écriture, c’est qu’elle fait trace.

Elle permet de revisiter aisément nos anciens états d’âme, et de mesurer ainsi le chemin parcouru.

Il y a un an tout pile, depuis le jardin d’une amie bretonne, je parlais d’une mutation profonde qui avait opéré en moi. Un trou béant qui criait famine, qui réclamait plus de calme, plus de lien au vivant, plus de sens.  Je n’étais d’ailleurs pas la seule à sentir cet essoufflement, et à chercher comment habiter le monde autrement: beaucoup de mes ami.e.s ont quitté leur travail, désireux de redonner du sens à leur vie. Chez moi, ça se traduisait par une difficulté croissante à vivre en ville, à suivre le rythme social général (répondre aux mails, sortir, consommer toujours plus), et surtout à voir mon temps d’attention chaque jour colonisé davantage, jusqu’à me rendre déprimée.

Après un gros sevrage des réseaux sociaux (pas plus de 15 min par jour d’Instagram, et pas d’écran 1h avant le coucher ou au réveil) (à ce sujet d’ailleurs, pitié, lisez le brillant essai du journaliste Bruno Patino la civilisation du poisson rouge), je me rêvais installée quelque part dans la forêt, veillant l’âtre d’un feu, dans ma maison.

Un an plus tard, j’écris depuis un jardin qui est le mien.
Un endroit où quoiqu’il advienne, je peux contempler la vie qui s’ébroue.

Il est 9h, le soleil est levé, des nuées de criquets crissent à l’unisson dans les hautes herbes (bruit sec de l’été), et quelques fauvettes cachées dans les haies émettent leur cri caractéristique, celui qui ressemble à deux petites pierres qu’on entrechoque.

Ça vrombit, ça siffle, l’eau de la source s’écoule en un filet cristallin dans la petite mare, et un pigeon ramier enchaîne son répétitif « grou grou » quelque part dans le sous bois.

J’ai.une.maison.

J’ai

Un bout de nature à protéger.

À faire grandir,
à veiller,
à nourrir.

Un lieu qui s’étend et se déploie merveilleusement sans moi, et dans lequel j’évolue en invitée plutôt qu’en maîtresse des lieux, pour l’instant.

L’histoire est on ne peut plus classique: après un an de recherches, une annonce de maison sur le Boncoin perçue au bon moment, une belle entente avec des propriétaires charmants, un coup de coeur sur place, pour ce lieu qui cochait toutes nos cases (une gare à proximité, du calme, un vaste terrain). De la chance aussi, déjà de pouvoir mener à bien un tel projet, puis d’avoir vu la maison très tôt, et d’avoir été « choisis » par les propriétaires.

Depuis avril, Alex et moi allons le plus possible passer notre temps libre là-bas, prendre nos marques et essayer de réaliser ce que nous venons d’accomplir: acheter une maison, une terre, à deux. Un lieu partagé, pour nous qui ne vivons pas ensemble, qui ne voulons ni enfant ni mariage… c’était un grand pas. Nous venions de créer notre Eden. Un endroit préservé, où s’extraire, où s’engager -où se soulever.

Et quel éblouissement. À chacune de nos venue, le lieu avait changé.

Au printemps, il y a d’abord eu les étendues bleues de myosotis et de Véroniques, les armées d’ancolies pourpres qui m’arrivaient jusqu’aux hanches, les minuscules vesces des haies en forme de vulves violettes, les graciles stellaires et leurs pétales blancs ciselés…

…puis juste avant l’été, le châtaignier a fleuri, et ses fleurs ressemblaient à des feux d’artifices.

On a vu pousser les milliers de graminées par touffe dense, qu’il a fallu déraciner en partie pour laisser respirer le sol, mais qu’il a aussi fallu conserver pour protéger les épeires, les grillons et les sauterelles vertes qui y élisent souvent domicile.

Dans les zones ombragées on a vu se multiplier les campanules, petites clochettes bleues qui m’évoquent les contes de fées

…puis partout dans le sol sec et rocailleux, c’est le millepertuis qui s’est établi, le « chasse diable », Fuga daemonium, qui pousse en colonnes de fleurs jaunes et combat la dépression.

Les carottes sauvage et l’achillée noble, aux inflorescences plates et blanches dont les abeilles raffolent, la mauve, tout en fleurs délicates et pastels, puis seulement depuis quelques jours, la centaurée noire qui fait le bonheur des le papillons (mais uniquement les myrtils)…

Chaque promenade est source de rencontre et d’émerveillement. Chaque pas fait bondir des dizaines d’insectes vigoureux, ça foisonne d’araignées, de coléoptères, de libellules, de criquets de sauterelles, et ces battements de vie minuscules mais si essentielles nous filent chaque fois les larmes.

Je consigne dans des carnets le nom de mes nouveaux voisins. Je me déplace dehors armée de mon téléphone et de guides illustrés, pour apprendre à déchiffrer ma faune et ma flore.

Le c erfeuil enivrant est toxique, les racines de la benoîte ont le goût de clou de girofle, la sarriette est un parfait aromate, les feuilles de laiteron rude se dégustent en salade, etc.

Je suis comme l’enfant de CP impatiente, à qui l’on apprend enfin à lire et qui veut tout déchiffrer d’un seul coup. La tâche est rude, je n’en retiens pas la moitié, mais je note j’observe je dessine j’écoute. On sauve mieux ce que l’on a appris à connaître.

J’apprends par bribes: d’abord, il m’a fallu aménager le nid, le dedans. On a écumé les recycleries du coin, et j’ai rempli le vaisselier d’assiettes et de tasses anciennes, de couverts, j’ai déplacé les meubles qu’on nous a laissés, recouvert les canapés de plaid à fleur et de petits coussins brodés, changé les draps, apporté des livres, suspendu des cadres, des tableaux, des miroirs.

Une vraie souris qui fait son nid.

J’ai passé les premières semaines à ordonner l’intérieur, avant d’oser m’atteler au dehors. Chaque chose en son temps, une tâche à la fois.

Couper l’eau à la cave en partant, éteindre le chauffe-eau, bien penser à brancher le circulateur lorsque le bouilleur fonctionne, bien fermer les volets et l’appentis… Il faut apprendre ces gestes nouveaux, ceux d’une maison, dont nous sommes entièrement responsable.

Internet étant le lieu des récits merveilleux et parfaits, je pourrais facilement tomber dans le piège, et vous dire que je me suis tout de suite sentie à l’aise dans ce nouveau rôle, que tout a coulé de source. Ça serait faux. 

Tout m’a d’abord semblé étranger, inconfortable. J’avais la sensation de vivre chez quelqu’un d’autre. Je ne rêvais que de me réjouir, et pourtant, j’étais de nouveau anxieuse. Un nouveau lieu à intégrer à ma vie, un nouveau rythme, et un nouveau poids, aussi. À chaque retour dans mon appartement, j’avais la sensation d’avoir décuplé mes problèmes: deux fois plus de ménage, d’intendance, de souci électroménager, etc. Je mettais toute mon énergie dans cette maison, et je revenais dans un appartement où la chasse d’eau coulait, les joints de l’évier étaient à refaire, le frigo à changer. J’avais la sensation de me noyer, et les échappées ne parvenaient pas à me détendre.

Il m’a fallu admettre cette ambivalence décevante, et ma difficulté chronique à affronter le changement. Puis m’autoriser à laisser passer cette vague d’inconfort, même si franchement honteuse. Tu en rêvais, et maintenant tu stresses? me répète en boucle ma petite voix intérieure. 

J’ai mis du temps à appréhender ce lieu, à le faire « mien ».

Puis, il y a eu un début de mieux. La bascule a eu lieu lorsque je suis venue seule quelques jours, fin juillet.
Quatre jours sans voiture, sans vélo, sans compagnon à qui dédier les tâches ingrates (allumer l’eau à la cave), sur ma colline à 4km du village. Comme je l’avais imaginé en choisissant la maison, n’ayant pas mon permis de conduire j’ai donc pris le train depuis Lyon, comme une grande, avec mes affaires sur le dos. 

Lorsque le taxi m’a déposée devant le portail, sur mon chemin caillouteux sillonnant les épaisses vallées de Douglas, j’ai ressenti ce petit pincement au ventre. Je suis seule

J’ai mis un temps à apprivoiser le silence. Vous voyez, ces silences de campagne qui vous semblent peser un poids monstre? Quand ça devenait trop oppressant, j’ouvrais les vitres pour entendre les grillons. Et je me sentais moins coupée du monde.

Le premier soir, j’ai dîné d’un plat de pâtes aux tomates fraîches, assise en tailleur sur une grande nappe que j’avais étendue dans l’herbe, face au soleil couchant.

J’ai lu pendant des heures la biographie de Carson Mc Cullers, en attendant que le jour décline. Au crépuscule je suis rentrée fermer mes volets, me faire chauffer de l’eau pour une tisane, et j’ai continué à lire dans ma petite maison muette. À l’affût de chaque bruit, bien sûr, avec une conscience aiguë de ma vulnérabilité. 

Dès le deuxième jour, je m’en suis voulu de n’avoir pas osé faire ça plus tôt. D’avoir eu peur, de nouveau, peur de l’isolement et de la solitude. Pourtant j’ai déjà expérimenté le retrait , et je sais comme m’avait du bien! Mais j’oublie en permanence les leçons apprises. Il m’a fallu quatre mois (!!) pour y aller sans mon compagnon. (Rien que l’écrire me hérisse.)

Une fois seule ici pourtant, j’aurais aimé que l’escapade ne s’arrête jamais.

Après le petit déjeuner, je suis partie explorer les alentours. Jumelles au cou et sac sur le dos, je suis partie suivre le sentier forestier.

J’ai longé la rivière, gravi un petit col rocailleux au sommet duquel j’ai contemplé ma maison, perchée sur le versant d’en face. J’ai descendu des vallées vertes et grasses où broutaient des vaches et leurs veaux, traversé un minuscule hameau aux maisons abandonnées, croisé des étangs et leur surface laquée, jusqu’à retomber sur mon chemin.

Une petite boucle de 5km qui m’a ancrée au lieu, et m’a permis d’en définir un peu mieux les contours. Cette vallée qui m’avait parue si vaste, devenait soudain accessible. C’est fou comme marcher m’aide à cartographier. La peur d’être enfermée, immobilisée, dépendante, s’est aussitôt évanouie. Bien sûr que j’étais capable.
Les 4km me séparant du village m’ont semblé bien moins effrayants.

À la fin de la balade, la pluie s’est levée, et j’ai remonté tout mon chemin sous l’averse. Le haut de mes épaules était gorgé d’eau (ce Kway trouvé en brocante n’était donc pas étanche), pourtant je souriais comme une demeurée. Rarement je me suis sentie aussi libre que sur ce sentier humide, clefs de ma maison en main. 

Le troisième jour, après avoir oeuvré au jardin, j’ai fait mon sport dehors, puis je me suis lancée dans la préparation d’un clafoutis pêches abricot (à moitié raté car j’ai voulu ajouter du sucre de coco et de la farine d’épeautre au mélange sans dosage précis). Ça a embaumé toute la maison. 

Plaisirs simples, un peu niais même parfois, mais loin des écrans, et de la rentabilité à tout prix.

Nouvelle vie. 

Les seuls vêtements que j’achète sont des vêtements fonctionnels, bottes de jardin, polaire, imperméable. (Pour celleux qui ont la ref, j’étais Carrie, je suis devenue Aidan.)

Mes seuls désirs sont de recevoir les miens ici (même si je rate encore mes gâteaux), de jardiner, d’écrire… de nidifier. D’apprendre le langage du vivant, de mieux connaître et reconnaitre ce qui m’entoure. De préserver, à mon échelle, une toute petite parcelle de biodiversité.

De retrouver l’inspiration créative aussi, de renouer avec ce qui donne du sel à ma vie: l’art.
Après trois projets qui ont énormément compté pour moi, Je serai le feu, Ressac puis Atteindre l’aube, je me retrouve… démunie. Sans but. Sans substance. Il faut que j’alimente le feu, et pour cela il me faut du temps, du vide.

Le plus challengeant pour moi cette année, ça a été de sonder mes désirs: étais-je dans une fuite en avant, avec ce rêve de maison, ou au contraire à l’écoute d’un profond changement intérieur?

Faut-il apprendre à se contenter de ce qu’on a déjà, ou apprendre à oser avancer pour évoluer ?
Je n’ai pas encore la réponse. J’ai suivi l’option B, au doigt mouillé, et je verrai bien où ça me mène: mais sans aucne certitude.

(l’autre jour j’ai lu, sur un papier de tisane, le mantra « il vaut mieux agir que réagir », et ça m’a tourneboulée toute la semaine)

En tout cas, j’attends patiemment l’automne et ses brumes. J’ai connu la maison sous ses trois premiers costumes: hiver, printemps, été. Je me suis gardé le meilleur pour la fin: l’automne en apothéose.

(souvenir de la cabane de trappeur dans le Vercors qu’on avait louée pour nos sept ans: sans eau ni électricité)

ma lubie en automne: les soupes potimarron châtaigne!

L’automne: ma saison ressource, mon terreau d’ancrage et de créativité.


Mais en attendant, je conquière lentement ce nouveau je, ces nouveaux rêves, ces nouveaux gestes. J’apprends à les faire miens, à m’y reconnaître. Je suis consciente de la chance que j’ai d’avoir pu donner vie à ce rêve, dans un monde à l’avenir si obscur. Je me le répète inlassablement.

Ce billet d’ailleurs peut revêtir une forme d’indécence, j’en ai bien conscience. Parler de sa « maison »… Cela a-t’il du sens? Est-ce une possible violence pour autrui ? Oui… et oui. J’ai beaucoup hésité à le publier. Je n’ai toujours pas d’avis tranché sur la question du partage de nos vies sur le net. Parfois je me dis que c’est vain et nombriliste, et parfois je me dis que l’inutile possède une forme de grâce.

Je viens de là, de cet outil étrange de communication à distance qu’est le blog. On se parle à soi-même d’abord, sur une page blanche qui étrangement exorcise, puis soudain d’autres nous lisent. Ça nourrit quelque chose en moi d’ineffable. Curieusement, ça m’aide.

D’ailleurs je me nourris aussi beaucoup des témoignages des autres, de jeunes femmes qui ont fait ce choix audacieux de se lancer dans l’aventure de leurs rêves, que cette aventure soit une cabane en pleine forêt, une vie calme à la campagne, une tiny house en montagne ou un voyage autour du monde en sac à dos.

Tous ces récits égrenés partout sur l’immensité de la toile, et reliés ensemble par leurs lecteurs… je ne sais pas, cette magie-là continue de me fasciner. Alors je m’ajoute farouchement à cette chaîne d’égos chahutés, à ces parcelles d’intime livrées au grand Tout. Puisse ce billet ne pas heurter celles et ceux qui le lisent, et qui cherchent aussi leur endroit d’apaisement. 

Il y a un an, je sentais que ma réalité, mon essence avait changé. Je rêvais d’un endroit à moi où m’enfuir observer et préserver le vivant. Aujourd’hui, cette maison existe, et elle n’est pas à moi mais à celui que j’aime et moi, à « nous« , (ce « nous » que la petite Frankie Addams de Carson Mc Cullers rêvait tant de prononcer) et elle fait dorénavant partie de mon paysage, avec tous ses habitants.

J’apprends doucement à en être digne.

Écrire étant ma manière d’être au monde… j’ose.

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Published on August 12, 2023 00:12
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