Marc Bloch, l’éducation populaire et la fonction civique de l’histoire.
Le président de la République a justifié sa décision d’accueillir Marc Bloch au Panthéon en évoquant sa « lucidité cinglante qui nous frappe aujourd’hui encore ». Cette « lucidité cinglante » Marc Bloch l’a démontrée surtout dans l’Etrange défaite (Gallimard, 1946), texte écrit à chaud durant l’été 40, pour expliquer les raisons de l’effondrement de la IIIe République : la sclérose de l’armée, le poids de la bureaucratie, l’aveuglement des partis politiques et l’égoïsme de la bourgeoisie. Mais on oublie souvent que Marc Bloch s’en prend aussi dans ce texte à ceux qui n’ont pas assumé leur responsabilité dans le domaine de l’éducation populaire.
Fracture sociale et ignorance
Il insiste sur ce qu’il appelle la « longue fente » qui n’a cessé de s’élargir dans les années 30 pour séparer de plus en plus les classes dirigeantes et le peuple. Et c’est ce fossé qui explique, à ses yeux, les deux facettes d’une ignorance qui a été fatale à la nation française. Il s’interroge sur ceux qui prétendaient représenter le peuple français : « Que savaient-ils des réalités sociales ? L’école, la caste, la tradition avaient bâti autour d’eux un mur d’ignorance et d’erreur ».
Réciproquement, Marc Bloch déplore les préjugés ancrés dans les classes populaires « Combien de fois, voyant mes camarades boire, comme du petit lait, aux sources de haine et de bêtise que continuaient à dispenser, durant la guerre même, de sordides hebdomadaires, ne me suis-je pas dit : « quel dommage que de si braves gens soient si mal renseignés. Quelle honte surtout que personne n’ait véritablement cherché à les éclairer » ». Et il ajoute, en évoquant le peuple souverain, « qu’avons nous fait pour lui fournir le minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ? Rien en vérité. Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système, prétendument démocratique, tel, le pire crime de nos prétendues démocraties ».
Autocritique d’un intellectuel
Mais la « lucidité cinglante » de Marc Bloch ne se résume pas à une critique radicale des diverses composantes de la société française. Il incarne un modèle d’intellectuel qui n’a pas eu beaucoup de successeurs jusqu’aujourd’hui car il s’applique à lui-même, les critiques que les intellectuels réservent généralement aux autres. « J’appartiens à une génération qui a mauvaise conscience » avoue-t-il. A l’issue de la Première Guerre mondiale, « pour ne pas laisser envahir par la rouille les outils de nos divers métiers […], nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nos ateliers. Puissent nos cadets nous pardonnez le sang qui est sur nos mains ».
On peut penser que c’est en partie pour se faire pardonner ses silences passés qu’après l’effondrement de juin 40, Marc Bloch a décidé d’intervenir publiquement pour crier sa colère et dénoncer les fautes des uns et des autres. Dans l’Etrange Défaite, il intervient explicitement comme un intellectuel en mobilisant ses compétences pour exprimer son opinion (il présente lui-même son texte comme un « témoignage ») sur la terrible réalité politique de son temps.
Contre la « manie du jugement »
Mais dans Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (Armand Colin, 1949), l’ouvrage qu’il a rédigé entre 1941 et 1943, ce n’est plus l’intellectuel qui s’exprime, mais le savant qui assume la fonction civique de sa discipline. Dès les premières lignes de ce livre, on retrouve le souci de justification inauguré dans l’Etrange défaite. Il débute en effet par une question que lui a posée son fils « Papa explique moi donc à quoi sert l’histoire ». Cet ouvrage – qui est une longue réponse à une interrogation d’apparence naïve – peut être vu comme une façon tardive de réparer ses propres erreurs, en fournissant aux citoyens des renseignements qui leur permettront de savoir ce qu’est réellement le métier d’historien.
Après quelques indications qui résument ce qu’on appelle la « méthode historique », il insiste sur deux points qui distinguent la science historique des autres discours sur le passé. Le premier concerne « l’histoire problème » que Marc Bloch et Lucien Febvre ont commencé à développer dans les Annales la revue fondée en 1929. La maîtrise de son propre questionnaire explique que les questions de l’historien ne sont pas les mêmes que celles du journaliste ou du militant politique. Le deuxième point qui prouve l’importance que Marc Bloch accorde à l’autonomie de la science historique concerne la différence qu’il établit entre le juge et l’historien.
« Longtemps l’historien a passé pour une manière de juge aux Enfers, chargé de distribuer aux héros morts l’éloge ou le blâme ». A une époque où la Révolution française est encore au centre des polémiques mémorielles, Marc Bloch déplore la place qu’occupent, dans le débat public, ces jugements de valeur : « Aux creux réquisitoires succèdent autant de vaines réhabilitations. Robespiérristes, anti-robespiérristes, nous vous crions grâce : par pitié, dites nous simplement quel fut Robespierre ».
L’éducation populaire comme engagement civique
Mais ce vibrant plaidoyer pour défendre l’autonomie de la science historique ne peut pas être vu comme un réflexe corporatiste car Marc Bloch insiste longuement dans ce livre sur la nécessité de transmettre les connaissances savantes au public non spécialiste. C’est le rôle majeur de l’enseignement de l’histoire, mais aussi l’une des fonctions de l’éducation populaire. « Ayant les hommes pour objet d’étude comment, si les hommes manquent à nous comprendre, n’aurions-nous pas le sentiment de n’accomplir qu’à demi notre mission ? » C’est la raison pour laquelle l’historien doit « savoir parler du même ton aux doctes et aux écoliers ». Marc Bloch ajoute que le savant devrait toujours expliquer aux autres citoyens comment il a produit ses connaissances. « Je suis persuadé qu’à prendre connaissance de ces confessions même les lecteurs qui ne sont pas du métier éprouveraient un vrai plaisir intellectuel. Le spectacle de la recherche, avec ses succès et ses travers, est rarement ennuyeux. C’est le tout fait qui répand la glace et l’ennui ».
Expliquer concrètement le cheminement de la vérité en histoire est un enjeu politique que Marc Bloch évoque directement à propos du nazisme. « L’hitlérisme refuse à ses foules tout accès au vrai. Il remplace la persuasion par la suggestion émotive ». Néanmoins, il n’oppose pas la raison et l’émotion comme le font trop souvent les professeurs d’histoire qui rédigent ou enseignent ce qu’il appelle « le triste manuel ». Il fait aussi référence à « l’intelligence des âmes ». Ce qui signifie que l’historien doit aussi faire vibrer la corde émotionnelle de ses lecteurs pour leur transmettre ses vérités. On connaît cette fameuse phrase de l’Etrange Défaite. «Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ». Les nationalistes de tous poils n’ont cessé de s’en servir en la déformant pour faire de Marc Bloch un apôtre du « roman national . En réalité, il s’agit d’une réflexion sur le rôle que jouent les émotions dans les croyances et les mobilisations populaires. Même s’il n’insiste pas sur ce point il y a là, en filigrane, une manière de promouvoir une éducation populaire conjuguant la raison et l’émotion.
En défendant à la fois l’autonomie de la recherche historique et sa fonction civique, Marc Bloch ne confond nullement la science et la politique, mais il prend au sérieux les conséquences politiques de la science. Cette question est particulièrement importante pour les historiens car les références historiques sont constamment mobilisées par les réactionnaires pour alimenter leur propagande Quand Marc Bloch écrit : « Il nous reste, pour la plupart, que le droit de dire que nous fûmes de bons ouvriers. Avons-nous toujours été d’assez bons citoyens » ?, c’est cette double finalité de l’histoire – à la fois scientifique et civique – qu’il évoque sans les confondre.
Pour comprendre la place qu’il accorde à cette question, il faut dire quelques mots sur le marché de l’édition historique dans l’entre-deux-guerres. Ironie de l’histoire, c’est en 1924 – l’année où Marc Bloch a publié son fameux livre sur les Rois Thaumaturges dont nous célébrons aujourd’hui le centenaire – qu’est parue « l’histoire de France » de Jacques Bainville, un journaliste-historien, co-fondateur, avec Charles Maurras, de l’Action Française, un mouvement royaliste et antisémite d’extrême droite. Et les éditions Fayard ont alors accueilli la prose des idéologues de l’Action Française dans le cadre d’une collection intitulée « les Grandes études historiques », dirigée par Pierre Gaxotte, un autre éminent intellectuel de cette mouvance d’extrême droite.
Alors que les ouvrages savants publiés par Marc Bloch et par ses collègues ne touchaient qu’un public très restreint de spécialistes, les publications dites « historiques » de ces entrepreneurs de mémoire se vendaient à des centaines de milliers d’exemplaires.
Dans ses derniers écrits, Marc Bloch a sans doute regretté de ne pas avoir été suffisamment combatif pour défendre la science historique contre les usages réactionnaires du passé. Il s’offre néanmoins une petite séance de rattrapage dans Apologie pour l’histoire en citant nommément Maurras et Bainville afin de dénoncer ceux qui « conspirent à livrer, sans défense, la masse des lecteurs aux faux brillants d’une histoire prétendue ».
L’héritage de Marc Bloch dans les combats d’aujourd’hui
A partir des années 1970, Apologie pour l’histoire a été souvent considéré comme la confession un peu naïve d’un historien dont on admirait les recherches innovantes mais pas sa conception de l’histoire. Sous l’influence du slogan « tout est politique », popularisé après Mai 68, une nouvelle génération d’intellectuels critiques l’a présenté comme un historien « positiviste » parce qu’il défendait l’autonomie de la science historique. L’épistémologie ayant alors le vent en poupe, la réflexion sur « l’écriture de l’histoire » s’est imposée, dans le milieu universitaire, au détriment des analyses sur la pratique du métier d’historien. Dans l’Etrange défaite, Marc Bloch avait déjà déploré cette fascination pour la théorie, typique des « intellectuels qui cultivent l’intelligence pour l’intelligence, comme l’art pour l’art », en la mettant « à part de la pratique ».
Les réflexions de Marc Bloch sur la fonction civique de la science historique restent d’une étonnante actualité. La « manie du jugement » atteint aujourd’hui des proportions inouïes dans le débat public. Tous les sujets historiques ayant un rapport avec le présent sont monopolisés désormais par des entrepreneurs de mémoire. Les polémiques sur le « wokisme », le « colonialisme », le « racisme » font rage sur les réseaux sociaux et dans les médias. Comment ne pas souscrire aux propos de Marc Bloch quand il écrivait : « Par malheur, à force de juger, on finit presque fatalement par perdre jusqu’au goût d’expliquer. Les passions du passé mêlant leurs reflets aux partis pris du présent, le regard se trouble sans recours et, pareille au monde de manichéens, l’humaine réalité n’est plus qu’un tableau en blanc et en noir ».
Ce passé/présent est encore plus évident quand on examine les usages que les idéologues de l’extrême droite font aujourd’hui de l’histoire. Eric Zemmour est l’exemple le plus typique de ces journalistes qui cultivent les « faux brillants d’une histoire prétendue » que dénonçait Marc Bloch. Cette proximité apparaît d’ailleurs clairement dans le livre intitulé le Suicide français paru en 2014. Dès la première page, Zemmour se réfère à Jacques Bainville, avant de citer Maurras pour raconter les « quarante années qui ont défait la France ». Dans ce livre et dans les suivants, comme il n’a pas les compétences qui lui permettraient de répondre aux critiques que les historiens de métier lui adressent, Zemmour préfère les insulter. « Selon la logique mafieuse, ils ont intégré les lieux de pouvoir et tiennent les manettes de l’Etat » écrit-il à propos des membres de notre communauté scientifique, qui sont dénoncés comme des « déconstructeurs » de la nation française, des « islamo-gauchistes », des « prêtres qui servent de nouveaux dieux ».
Depuis les débuts de la IIIe République, les savants dont Marc Bloch défendait l’héritage avaient subi le même genre d’avanie de la part des polémistes d’extrême-droite. Dans La France juive (1886), Edouard Drumont s’en était pris tout particulièrement à l’École des Hautes Études en affirmant qu’elle était « devenue peu à peu une espèce de séminaire juif où l’on élève à la brochette des agents révolutionnaires ». (Sur tout cela je renvoie à mon livre, Le Venin dans la plume, La Découverte, 2019).
Défendre la fonction civique de la science historique comme une dimension essentielle de l’éducation populaire est d’autant plus important aujourd’hui que « l’histoire prétendue » des nouveaux idéologues d’extrême droite a le vent en poupe. Canal Plus vient d’annoncer qu’une adaptation du Suicide français, sous forme de série télévisée, sera bientôt diffusée par cette chaîne. Dans le même temps, les éditions Fayard renouent avec les engagements de l’entre-deux-guerres en publiant les écrits des dirigeants de l’extrême droite d’aujourd’hui.
L’hommage solennel qui sera bientôt rendu à Marc Bloch devrait être l’occasion de rappeler la réponse ultime qu’il a pu faire, avant d’être assassiné par la Gestapo, à ceux qui lui demandaient à quoi sert l’histoire ? La science historique doit « aider les hommes à mieux vivre ». C’est pour cela qu’il faut défendre la fonction civique de l’histoire contre tous ceux qui l’utilisent pour alimenter leurs discours de haine.
(une version plus courte de ce texte est parue dans le Monde du 3/12/2024)
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