8 mars, 9 avril ou 60 février

Dans ma jeune vingtaine, avec neuf autres membres du comité femme de l’association étudiante de l’UQAM dont le sigle comportait déjà à l’époque plus de lettres que « 2SLGBTQI+ », j’ai pris la route en direction de Washington. Par un beau vendredi soir, notre petite équipe s’est entassée dans deux voitures, dont la pas très spacieuse Pontiac Sunbird de ma mère, pour y participer à une grande marche des femmes. On n’était pas le 8 mars mais le 9 avril*, cependant l’intention était la même: revendiquer, encore et encore, l’égalité des droits pour les femmes. Équipé·es d’une carte personnalisée du CAA (parce que les gps n’avaient pas encore été commercialisés), nous avons parcouru en une nuit les 1000 km qui séparaient alors Montréal de la capitale états-unienne**. Au petit matin, l’autoroute surélevée de Baltimore m’a semblé si familière que j’ai eu l’impression d’halluciner, tant le paysage évoquait l’autoroute métropolitaine de Montréal. Pourtant, nous étions bel et bien sur le point d’arriver à Washington dans la maison où nous serions hébergé·es pour le week-end, une commune trotskyste qui n’a pas trop su comment recevoir les savons de fantaisie que, ignorant·es à notre départ des allégeances anticapitalistes des gens qui nous accueillaient, nous leur offrions en guise de « cadeau d’hôtesse ».

J’avais peu dormi sur la route, étant une des deux conductrices désignées de notre voiturée de cinq personnes, et la fébrilité de l’événement n’a pas été propice au sommeil durant la nuit qui a précédé notre grande marche. J’ai donc vécu cette journée dans une sorte de brume onirique. Il est vrai que la foule colossale réunie autour du monument de Washington ce jour-là avait quelque chose d’irréel. Par-delà les frontières, nous sentions solidaires de ces 600 000 femmes de la March for Women’s Equality, Women’s Lives, qui luttaient entre autres pour les droits des femmes à disposer de leurs corps, une question cruciale symbolisée par le célèbre jugement Roe v. Wade.

De ce côté-ci de la frontière, les années 1989-1990 aillaient par ailleurs voir émerger des réponses indispensables face à la résurgence de l’antiféminisme au Canada. Parmi les enjeux majeurs, la cause Tremblay c. Daigle, qui affirmait le droit d’une femme à décider de subir un avortement sans le consentement du géniteur, a été un véritable tournant. Cette période a été marquée par des événements tragiques comme l’attentat féminicide à Polytechnique, qui a profondément choqué la nation, ainsi que la montée en puissance du groupe de droite Real Women, qui s’opposait à de nombreuses avancées en matière de droits des femmes. Ces défis ont nécessité une mobilisation accrue des mouvements féministes pour défendre et faire progresser les droits des femmes au Canada.

Trente-cinq ans plus tard, j’aimerais pouvoir dire que nous sommes ailleurs et que les antiféministes et les masculinistes n’ont pas ralenti l’histoire, mais ce n’est hélas pas le cas. Oui, il y a eu de belles percées par rapport aux droits des femmes, notamment quant au droit à l’avortement libre et gratuit qui est maintenant une chose acquise au pays… mais qu’il ne faut pas prendre pour acquise dans une époque où l’extrême-droite revient menacer les droits humains. Les femmes se sont taillé peu à peu une belle place en politique, jusqu’au plus récent cabinet libéral fédéral, composé d’un nombre égal d’hommes et de femmes, et de femmes dans des ministères clés tels que les Affaires étrangères… même si les candidates ont toujours du mal à se faire élire comme premières ministres ou mairesses et que celles qui y sont parvenues ont été attaquées non seulement comme politiciennes, ce qui serait de bonne guerre, mais dans leur intégrité personnelle. Les femmes occupent de plus en plus des métiers non traditionnels et plusieurs femmes se sont taillé une place dans la haute administration… et pourtant il existe encore un important écart salarial entre les hommes et les femmes; de plus, les femmes occupant des postes de haute direction sont encore en minorité et les présidentes de conseils d’administration, encore plus***! Ces dernières années le féminisme occidental a été le lieu d’une prise de conscience intersectionnelle et inclusive, s’écartant des stéréotypes de genre et incluant les transidentités… tout cela tandis que des tentatives persistantes cherchent à recentrer le féminisme sur des croyances transphobes, homophobes et racistes, menaçant ainsi d’exclure des voix et des expériences essentielles.

Pendant ce temps, on a assisté et on assiste toujours à la montée du masculinisme dont le principal message repose sur la prétendue injustice subie par les hommes en raison des avancées féministe. Les violences sexistes se perpétuent, dans la vraie vie et sur les réseaux sociaux et les femmes, notamment les figures publiques sont massivement victimes de cyberharcèlement. En particulier, le féminicide, ce geste d’un homme qui se donne le droit de vie ou de mort sur une femme, continue de survenir en nombre alarmant****. Les violence gynécologiques et obstétricales demeurent une réalité et plusieurs cas montrent le biais sexiste du milieu médical. La droite canadienne continue de menacer de remettre en question le droit à l’avortement.

Alors qu’est-ce que je dirais à la jeune moi de la jeune vingtaine qui, pleine d’entrain et d’illusions, s’en allait manifester à Washington? Je lui dirais, malheureusement, dans le contexte actuel, de ne pas présumer de qui sont ses allié·es. Parfois, on a de désagéables surprises. J’avoue que, même si je demeure évidemment solidaire de la cause des femmes états-uniennes, j’aurais peur d’aller y manifester à l’heure actuelle, parce que ce n’est plus un pays sûr pour les minorités de genre et autres groupes minorisés… sans compter pour les visiteuses féministes du pays voisin. Mais pour en revenir plus précisément au féminisme actuel, je lui dirais aussi que rien n’est gagné et qu’il faut être persévérante. La violence de genre s’est, hélas, adaptée aux réalités contemporaines. Aujourd’hui, le féminisme doit articuler ses luttes contre les inégalités structurelles et systémiques, tout en prenant en compte les nouvelles manifestations d’injustice et de domination, comme la violence numérique et l’intersectionnalité. Il fait face à une opposition constante et je dirais croissante, mais aussi à des formes d’appropriation pernicieuse qui en détournent et en diluent la portée. C’est tout un défi de rester en alerte féministe quand on a l’impression que plus on avance, plus on recule. Et pourtant il faut continuer de marcher.

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* De toute façon, 8 mars ou 9 avril, Google Calendar s’en fout qui a rayé de sa liste des jours importants de l’année la Journée internationale des droits des femmes, de sorte qu’on peut dire que c’est quotidiennement une journée de luttes.

** Ces jours-ci, ce sont 62 millions de km, soit la distance moyenne entre la Terre et Mars, qui séparent les deux villes.

*** Vérification faite, selon des chiffres de 2022, l’écart salarial entre les hommes et les femmes est encore de 12%; les femmes occupent toujours à peine 31% des postes de haute direction; moins de 2% des présidents de conseils d’administration sont des femmes.

**** En 2024, 187 femmes ont été assassinées au Canada par des membres de leur famille, le plus souvent des hommes, proches d’elles par le sang, par le mariage ou l’adoption, ou par des hommes qu’elle côtoyaient (voir : https://femicideincanada.ca/fr/qui/se-souvenir/2024-victimes/).

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Published on March 08, 2025 15:01
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